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P4S5 



i N° 1 



Novembre 1918 



LE SEMEUR 



<q& <^> 



Le Numéro : 75 centimes 



SOMMAIRE: 


| 


Raoul ALLIER. Allégresse et reconnaissance. . . . 


1 


F. DURRBACH. Les leçons du patriotisme dans 
Dèmosthène 


36 


J.-J. BOUVIER. Glanures spirituelles *. . 


Nos Tablettes d'or 


4 1 


Notes et Documents. 




La question flamande et la France. — Pour le cha- 
pitre des chapeaux. — Après les massacres 
d'Arménie. — Mdrc-Aurèle et le Christianisme. 
— L'Ancien Testament et /' Evangile 


-7* 


Coin des Nouvelles. 




Fédération française. — Lille. — Chine. — Etats- 
Unis. — Grande-Bretagne. — Pays^Qas. — 









1 



PARIS 

41, RUE DE PROVENCE, 41 



r 



LE SEMEUR 

est l'organe de9 Associations Chrétiennes 
d'Étudiants de France 

// paraît le 20 de chaque mois, de Novembre à Juillet 
DIRECTEUR ET RÉDACTEUR EN CHCF: 

41, Rue de Provence, PARIS 

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Le Numéro : O fr. 7S 

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doivent être établis au nom de Mlle Viguier. // est 
important d'observer cette règle. 



Les opinions exprimées dans les articles signés 
n'engagent que les signataires 





LE 


SEMEUR 




21* 


Année. N° 1 


Novembre 


1918 



ALLEGRESSE ET RECONNAISSANCE (1) 



Lorsque, lundi dernier, la voix grave des ca- 
nons et le chant ailé des cloches ont proclamé 
la grande nouvelle, une parole du psalmiste s'est 
imposée à mon souvenir : « C'est ici la journée 
que l'Eternel a faite ! » L'allégresse dont nous 
vibrons est de celles que les mots et les gestes 
ne parviennent pas à traduire. Elle ne peut 
s'épanouir que dans un cantique d'actions de 
grâces. 

Oui, merci à Dieu ! Elle a pris fin, la formi- 
dable tuerie qui, depuis plus de quatre ans, déci- 
mait l'humanité. Elle ne nous hantera plus, 
l'affreuse question qui nous torturait chaque 



(i) Discours prononcé le 18 novembre 1918 dans une réu- 
nion d'actions de grâces convoquée à l'occasion de 
l'armistice. 



LE SEMEUR 



soir : quelle mort faudra-t-il apprendre demain 
matin ? Elle est rendue à elle-même, cette Bel- 
gique loyale qui a si cruellement expié son crime 
de mettre au-dessus de tout son honneur. Elles 
sont délivrées, nos provinces du nord, toutes 
couvertes de ruines, c'est vrai, toutes saignantes 
d'atroces blessures, mais débarrassées de la 
souillure de l'occupation. Elles ont repris leur 
place au foyer de la famille française, cette 
Alsace et cette Lorraine dont la fidélité à toute 
épreuve a triomphé de toutes les persécutions, 
des plus sournoises comme des plus violentes, et 
qui acclament en nos soldats les frères retrouvés. 
Elles conquièrent leur indépendance définitive, 
ces nations opprimées qui, si longtemps, ont re- 
vendiqué vainement leur droit à l'existence, qui 
se sont obstinées à espérer contre toute espérance 
et dont les rêves les plus ardents se sont trouvés 
au-dessous de la réalité qui surgit. Elles sont 
tombées, les puissances de proie qui préparaient 
l'universelle exploitation des peuples asservis ; 
et les princes ivres d'orgueil, qu'elles avaient sui- 
vis avec enthousiasme dans l'œuvre de pillage et 
de mort, sont en fuite et ils s'en vont mendier 
chez les pays neutres, contre la justice qui vient, 
une protection momentanée. 

Une immense joie gonfle la poitrine des en- 
fants des hommes, et nous en prenons, nous, 
chrétiens, notre large part. Mais il y a une joie 
qui est bien à nous et qui nous remue jusqu'au 



ALLEGRESSE ET RECONXAISSAN'CE 



plus profond de notre être : la gloire de notre 
Dieu est sauve. 

Ah ! qu'on ne se scandalise pas de ce propos, 
qui est très réfléchi. Il paraît que certains, parmi 
nous, avaient espéré un peu à la légère que la 
guerre produirait d'elle-même un réveil religieux. 
S'ils ont reçu beaucoup de confidences des âmes 
douloureuses, ils ont dû vite éprouver au moins 
autant de craintes que d'espérances. Sans doute, 
surtout dans les débuts, bien des créatures en 
détresse, sentant le sol chanceler sous leurs pas, 
ont regardé vers le Dieu dont on leur avait parlé 
dans leur jeunesse. Sans doute de pauvres pa- 
rents, de pauvres veuves, aux prises avec tous 
les crucifiements du deuil, pensant au petit tertre 
sous lequel repose un être aimé, ont retrouvé le 
sens des réalités invisibles et recherché la paix 
du Christ. Sans doute plus d'un homme, étranger 
jusqu'ici aux choses religieuses, a été pris, de- 
vant les problèmes posés par la guerre, d'une 
angoisse intime, a fait son examen de conscience, 
a compris que le problème du mal n'était pas 
une simple curiosité théologique et, ayant fini 
par rencontrer Celui qui a les paroles de vie, lui 
a dit : « Me voici. Que faut-il que je fasse ? »... 
Je sais tout cela, et j'en rends grâces au Christ 
vivant qui n'arrête jamais son travail dans le 
monde et dans les âmes... 

Je sais tout cela, oui. Mais je sais aussi que 
d'autres âmes, dès le premier déchaînement de 



LE SEMEUR 



la guerre, ont été hantées par cette interrogation : 
« Où donc est Dieu qui n'empêche pas un tel 
cataclysme ? » Puis, quand la guerre s'est pro- 
longée, leur anxiété a gagné de proche en pro- 
che. Le crime commis contre l'humanité prenait 
de telles proportions que bien des consciences 
religieuses devaient s'imposer le silence pour 
éviter de formuler des questions. Puis, la guerre 
n'a pas menacé seulement de s'éterniser. Elle a 
semblé, à certains moments, préparer la ruine de 
toute justice. Les souffrances sans fin de la Bel- 
gique entêtée dans sa loyauté, l'effroyable mar- 
tyre de la Serbie calomniée, le supplice de la 
Roumanie trahie, l'extermination systématique 
des Arméniens, les atrocités perpétrées contre 
des populations déportées comme des troupeaux 
selon les méthodes renouvelées de Babylone et 
de Ninive, la perpétuelle réussite de ceux qui 
multipliaient à plaisir tous les attentats contre 
le droit des gens, tout cela hurlait un démenti 
brutal aux exigences élémentaires de la cons- 
cience morale. Je connais des chrétiens fervents, 
des chrétiens dont la foi personnelle n'a jamais 
été ébranlée, et qui se surprenaient à murmurer: 
« Comment des hommes auront-ils, après la 
guerre, le courage d'enseigner à leurs frères que 
Dieu est le Saint et que Dieu les aime ? » Et je 
connais des pasteurs, des hommes consacrés 
corps et âme à l'évangélisation, et qui se pre- 
naient la tête à deux mains en se demandant : 



ALLEGRESSE ET RECONNAISSANCE 



« Si l'Allemagne est victorieuse, quels propos 
porterai-je en chaire ?... » 

Ceux qui parlaient ainsi n'étaient pas des 
païens modernes, habillés à la chrétienne, habi- 
tués à mobiliser Dieu au service de leurs ambi- 
tions nationales, irrités contre une idole qui les 
aurait déçus. Ils avaient et ils ont horreur de 
toutes les formes d'impérialisme et ils n'auraient 
pas hésité, s'il l'avait fallu, à fustiger leur pro- 
pre peuple au nom de la sainteté de l'Eternel. Et 
c'est parce qu'ils avaient la vision obsédante de 
cette sainteté qu'ils étaient obligés de mettre leur 
main sur leur bouche. Ah ! ils étaient bien con- 
vaincus que Dieu aurait son jour. Ils le procla- 
maient et ils l'attendaient. Mais leurs affirma- 
tions se heurtaient à la contradiction des faits ; 
et l'attente, quoique invincible, était longue et 
douloureuse... Et voici que, soudain, nous nous 
évadons de ce mauvais rêve. En quelques semai- 
nes, l'édifice du crime s'est effondré. Les prin- 
ces qui l'avaient construit sont balayés comme 
la poussière sur la route ; le peuple qui s'y ins- 
tallait, frémissant d'une joie féroce, essaie, avec 
des gestes encore inexpérimentés, de se camou- 
fler en démocratie humanitaire. Les mêmes na- 
tions, dont on craignait d'entendre invoquer les 
noms contre la justice de Dieu, témoignent main- 
tenant de la fidélité de cette justice, et leurs Te 
Deitm s'associent aux nôtres pour rivaliser avec 
eux d'enthousiasme reconnaissant... Oh ! la si- 



LE SEMEUR 



gnification profonde de ces Te Deuin. Nous te 
supplions, ô Père, de nous pardonner la faiblesse 
de notre foi trop aisément tentée. Nous te 
louons parce que tu n'es pas le Dieu caché et 
lointain, parce que tu es Celui qui ne sommeille 
ni ne dort, parce que tu es le Fort et le Fidèle ! 
Nous te louons... Et voici, tandis que je pro- 
nonce ces mots, une idée traverse mon esprit, et 
j'en éprouve un frisson de terreur. A quoi donc 
a-t-il tenu que nous n'ayons pas à entonner ces 
Te Deum f La vérité, la voici. Il aurait suffi 
d'une criminelle défaillance des hommes pour 
amener, au moins pour un temps, la défaite de 
Dieu. Si nous avions prêté l'oreille aux sugges- 
tions du découragement et de la lâcheté, si nous 
avions dit : non, au devoir, sous prétexte qu'il 
était trop difficile, si nous n'avions pas voulu, 
clans les pires heures, maintenir notre foi dans 
la justice éternelle et épier avec entêtement, vers 
l'horizon, les premiers rayons de l'aube espérée, 
les événements que nous célébrons aujourd'hui 
ne seraient pas arrivés, la Force aurait vaincu 
le Droit ; et ce' ne seraient pas seulement nos 
bien-aimés qui reposeraient dans une tombe : 
c'est notre volonté d'idéal qui serait mortelle- 
ment blessée, c'est peut-être notre confiance en 
Dieu dont des hommes coupables auraient été 
les fossoyeurs. N'avez-vous pas un frisson 
d'épouvante à la pensée du désastre moral qui 
aurait exaspéré notre deuil ? 



ALLEGRESSE ET RECONNAISSANCE 



Mais alors, est-ce autre chose qu'un Te Deum 
qu'il nous faut entonner ? Ce qu'il faut chanter, 
est-ce la louange des hommes qui ont sauvé 
Dieu ?... Ah ! voilà une tentation qui ne visitera 
pas ceux qui ont souffert. Ils me comprennent, 
ceux qui ont savouré dans toute leur amertume 
les souffrances de cette guerre, ceux qui ont dû 
consentir les plus atroces sacrifices, ceux qui, 
voulant à tout prix tenir et aider les autres à 
tenir, ont dû parfois prendre leur cœur à deux 
mains pour l'empêcher d'éclater. Ceux-là savent 
bien, et par une expérience tragique, qu'ils 
étaient désespérément faibles et qu'ils ne comp- 
taient pas sur eux-mêmes. S'ils n'étaient pas 
chrétiens, ils ne trouvaient pas un nom pour la 
force dont ils imploraient le secours, mais ils 
sentaient bien que leurs misérables nerfs avaient 
besoin d'une aide et ils l'attendaient, cette aide 
mystérieuse, 'et leur attente était une façon de 
prière sans formule. Et nous, les chrétiens, qui 
donnons le nom de Père à Celui vers qui mon- 
tent les soupirs et les supplications des hommes, 
nous savons bien que, sans son intervention, 
nous n'aurions rien pu. Nous savons bien que, 
si nous avions prié davantage, nous aurions été 
moins faibles et moins en danger de manquer à 
Dieu. Nous savons bien quelles catastrophes spi- 
rituelles se seraient produites dans nos vies si, 
à certaines heures, quand notre pauvre chair 
était le plus labourée, quand notre âme passait 



LE SEMEUR 



par une sorte d'agonie, nous ne nous étions pas 
cramponnés au Père avec l'énergie de la foi en 
détresse, si nous ne lui avions pas crié comme le 
patriarche : « Je ne te laisserai pas que tu ne 
m'aies béni. » 

Ah ! louange et gloire à Celui qui n'a pas 
consenti à la déroute de nos âmes. C'est Lui qui 
s'est penché sur les existences les plus désem- 
parées et qui a fait descendre en elles les éner- 
gies d'en-Haut. Si la France a tenu, si la France 
a vaincu, c'est par l'accumulation de milliers et 
de millions de dévouements ignorés ; c'est par le 
rayonnement de tant d'âmes qui ont consenti, 
dans leur obscurité, les pires sacrifices et qui 
ont été, sans le savoir, des sources d'énergie 
pour toutes celles qui les rencontraient. Et dans 
ces âmes messagères de vie, dans ces âmes ou- 
vrières de résistance et de victoire, Dieu était à 
l'œuvre. Gloire à Celui qui a daigné se servir de 
pauvres créatures humaines pour préparer son 
jour, le jour de la justice triomphante, le jour de 
sa pleine gloire ! 

Allégresse et reconnaissance !... C'est aujour- 
d'hui le cri spontané de nos âmes. Mais j'en 
soupçonne, parmi vous, à qui ce cri fait mal. Ce 
sont les pauvres parents, ce sont les pauvres veu- 
ves, ce sont les pauvres orphelins, ce sont les 
pauvres fiancées qui essaient bien de sourire à la 
victoire, mais qui ne peuvent ni ne veulent 
échapper à la torture de leur deuil... Oh ! com- 



ALLEGRESSE ET RECONNAISSANCE 



me je les comprends ! Lundi, j'attendais, comme 
tout le monde, l'heureuse nouvelle. J'en trépi- 
gnais d'impatience. Mais quand j'ai entendu le 
premier coup de canon, la pensée des morts 
s'est imposée à moi, et mes yeux se sont remplis 
de larmes... Eh bien ! à ceux et à celles d'entre 
vous que cette souffrance accable, j'aurai le cou- 
rage de parler de joie et de gratitude. Je leur 
dis : Laissez-moi m'adresser à vous comme si 
nous étions dans l'intimité et si, nous entrete- 
nant de nos morts, nous mêlions nos souvenirs 
et nos larmes. Il vous semble que la victoire re- 
double votre supplice. Demandez-vous ce que 
vous deviendriez si la victoire nous avait été re- 
fusée. Quoi ! ceux que nous pleurons seraient 
morts pour rien ? Ce que nous avons enduré 
dans notre chair et dans notre âme, nous l'au- 
rions enduré pour rien ? Et tandis que nos bien- 
aimés dormiraient dans la tombe d'un champ de 
bataille, l'ennemi insolent dicterait au monde ses 
exigences et détruirait ce qui fait pour nous la 
valeur de la civilisation et le prix de la vie ? Si 
ce malheur était arrivé, ceux qui sont morts 
nous auraient été ravis deux fois ; et, devant 
l'apothéose de l'iniquité, nous aurions pleuré, non 
seulement sur nos bien-aimés, mais sur tout ce 
qu'ils avaient voulu sauver... 

Bénissons donc la victoire. Bénissons-la à 
cause de nos morts. Elle est l'exaucement de 
leurs prières, elle est le fruit de leurs sacrifices, 



LE SEMEUR 



elle est l'accomplissement glorieux de ce qu'ils 
ont rêvé, de ce qu'ils ont voulu. Ne refusons pas 
de sourire à ce qu'ils ont espéré, à ce qu'ils ont 
acclamé par avance. Ne refusons pas de com- 
munier dans l'allégresse avec ces vivants qui 
n'ont fait que changer d'affectation. 

Disons tout : au contraire de ce que d'aucuns 
peuvent penser, ce sont les affligés cmi ont, en- 
tre tous, qualité pour acclamer la victoire. Ceux 
qui s'en vont chantant dans les rues ne savent 
pas toujours au juste pourquoi ils sont si heu- 
reux. Ils ne le savent qu'à proportion de ce 
qu'ils ont donné pour la cause sainte qui triom- 
phe. Mais, pour ceux qui ont donné le meilleur 
d'eux-mêmes, la victoire est quelque chose de 
singulièrement sacré. Ils ont tremblé pour elle 
aussi longtemps qu'elle n'était pas acquise. Si 
elle n'avait pas été complète, il leur aurait sem- 
blé que quelque chose était volé à leurs bien- 
aimés. Elle est là, totale, éblouissante, plus belle 
qu'on aurait jamais osé la rêver. Qu'elle soit 
bénie ! Et ce monde nouveau qui va surgir, avec 
quelle ferveur nous le saluerons, avec quelle ten- 
dresse nous voulons entourer sa naissance, avec 
quelle âpreté nous le défendrons contre ceux qui 
voudraient le saboter : il y a, dans ses fonde- 
ments, de notre chair et de notre sang. Ce n'est 
pas seulement la victoire que nous acclamons, la 
victoire qui est déjà d'hier ; c'est tout ce qui sor- 
tira d'elle, c'est tout ce que Dieu attend d'elle. 



ALLEGRESSE ET RECONNAISSANCE 



'Allégresse et reconnaissance !... Oui, mais à 
condition que tous fassent leur devoir, tout le 
devoir qui s'impose à eux. Et je pense tout par- 
ticulièrement à vous, jeunes hommes et jeunes 
filles, qui êtes venus ici vous associer à la joie 
nationale, prendre votre part des émotions qui 
nous font vibrer, et joindre à nos actions de 
grâces les vôtres. Il nous est bienfaisant de vous 
sentir tout près de nous dans une heure aussi 
solennelle. Mais ne vous y trompez pas : de 
l'attitude que vous allez prendre à l'égard de la 
vie et de ses obligations dépendent les senti- 
ments de révolte ou de paix chez ceux qui ont 
livré pour la patrie et pour tout ce qu'elle sym- 
bolise le meilleur d'eux-mêmes. Après quelques 
instants d'émotion, ne vous installez pas égoïste- 
ment dans une sécurité que vous n'avez pas con- 
quise. Réfléchissez à tout ce qu'une élite dispa- 
rue a fait à votre place et pour vous. Réfléchis- 
sez à ce que, dans un avenir prochain, elle au- 
rait donné. Réfléchissez à l'appauvrissement 
humain que sa disparition représente. Réfléchis- 
sez qu'il faut à tout prix que ces pertes soient 
compensées, que vous le devez à vos aînés qui 
ont souffert et qui sont morts pour que vous 
soyez épargnés, et que le devoir strict de chacun 
de vous est de valoir dix fois ce qu'il aurait valu 
en des circonstances banales. Réfléchissez que 
celui d'entre vous qui, sachant tout cela, se dé- 
robera, sera tout simplement traître à ses aînés, 



LE SEMEUR 



traître à la France, traître à l'humanité, traître 
à Dieu. Mais pourquoi vous inviter à y réflé- 
chir ? Vous l'avez fait depuis longtemps ; et si 
vous êtes ici, c'est parce que votre parti e£t pris 
des dévouements nécessaires. Cette consécration, 
dont la pensée vous poursuit, faites-en une réa- 
lité glorieuse et sainte. Ne vous détournez pas, 
quand vous sentez le regard interrogateur des 
mères en deuil et des veuves se poser sur vous. 
Laissez ce regard pénétrer jusqu'au plus pro- 
fond de vous-mêmes et y apporter ce que Dieu 
entend y ajouter, son appel à tout ce qu'il y a de 
meilleur en vous. Faites à cet appel la réponse 
que Dieu espère, et vous verrez les mères en 
deuil et les veuves redevenir capables de sou- 
rire à la victoire ; leur sourire, exprimant une 
allégresse calme et une reconnaissance intime, 
ira, à travers leurs larmes, vers vous qui conti- 
nuerez la victoire des morts et vers Dieu qui sera 
le vrai Vainqueur. 

Raoul Allier. 



*- 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME 
DANS DÉMOSTHÈNE (1) 



Il y avait un demi-siècle à peine que la puis- 
sance d'Athènes avait succombé dans la lutte 
contre Sparte. Le glorieux cinquième siècle, qui 
avait débuté par les victoires contre les Perses, 
à Marathon, à Salamine et à Platées, s'achevait 
pour elle dans la paix humiliante que lui dictait 
Lysandre. Ce fut alors, en Grèce, la brutale 
hégémonie de Sparte, puis la révolte victorieuse 
de Thèbes, conduite par .Pélopidas et Epami- 
nondas. Vers le milieu du quatrième siècle sur- 
git, au nord de la Grèce, une puissance neuve, 
qui s'apprête à mettre à profit les discordes des 
Etats helléniques : la Macédoine, restée jus- 
qu'alors étrangère à leur histoire et à leur civi- 

(1) Les pages qui suivent — on s'en apercevra au tour de 
plusieurs phrases — ont été écrites au printemps dernier, 
sous l'impression des angoisses qui étreignaient alors tous 
les cœurs. Je n'ai rien voulu y changer. Elles resteront 
comme un écho de ces heures douloureuses. Grâces à Dieu, 
notre patrie a échappé à un destin pire que celui dont 
Athènes était menacée au temps de Philippe; mais les 
leçons que la guerre a suggérées resteront utiles pour la 
paix qui, elle aussi, réclame l'énergie des volontés, la pré- 
voyance et l'organisation, le sacrifice des égoïsmes et le 
culte d'un haut idéal national. 



14 LE SEMEUR 



lisation, un pays de « barbares », suivant le 
nom que donnaient les Grecs à tout ce qui était 
étranger, conduite par un prince intelligent et 
ambitieux, intervenait dans les affaires des cités 
grecques, sur lesquelles elle ne devait pas tarder 
à asseoir sa prépondérance définitive. 

Dans ce drame, qui consomme la sujétion 
d'Etats affaiblis et fatigués au bénéfice d'une 
nation plus jeune, vigoureuse et conquérante, il 
n'y a en somme qu'une de ces vicissitudes bana- 
les, qui se sont m?intes fois reproduites dans 
l'histoire du inonde. Pourquoi donc celui-ci a-t-il 
retenu spécialement l'attention ? C'est tout 
d'abord qu'il s'agit ici d'Athènes, dont la for- 
tune, à tant d'égards, avait été incomparablement 
brillante et intéresse la civilisation humaine 
tout entière. Mais l'intérêt du drame va surtout 
à Démosthène, qui fut l'apôtre de la résistance. 
Dans les circonstances tragiques où se jouait le 
destin de son pays, il fut le héraut du plus ar- 
dent patriotisme, soutint un effort persévérant 
de vingt années pour ranimer l'apathie de ses 
concitoyens, et, s'il ne réussit pas à détourner 
d'eux la conclusion presque fatale d'un conflit 
disproportionné, sauva l'honneur de son pays. 
Cette voix, qui est parvenue jusqu'à nous, a 
gardé tout le frémissement de la lutte. A enten- 
dre aujourd'hui le grand orateur, dans les heu- 
res tragiques que nous avons vécues et que nous 
vivons encore, nous le sentons tout près de nous. 



LES LEÇONS DL' PATRIOTISME DANS DEMOSTHENF. 1^ 

Il eut à combattre une puissance ennemie, dont 
les prétentions, la politique et jusqu'aux démar- 
ches rappellent singulièrement celles de l'ennemi 
qui nous assaille, et, à l'intérieur, des adversai- 
res que nous avons connus chez nous et qui pro- 
duisaient, pour excuser leurs défaillances ou leur 
lâcheté, des arguments identiques à ceux que 
nous entendons de nos jours ; il ne cessa d a 
dénoncer, chez ses concitoyens, des faiblesses ou 
des tares dont, nous aussi, nous avons souffert et 
dont nous avons failli être les victimes. Je 
m'imagine que les accents de son éloquence, 
clairvoyante, mordante, généreuse, éveilleront 
en nous plus d'un rapprochement émouvant. 



Lorsque Démosthène fit ses débuts dans la 
vie politique, la lutte contre Philippe, qui devait 
se prolonger, tour à tour déclarée ou sournoise, 
pendant une vingtaine d'années, était engagée. 
Le roi de Macédoine, dès son avènement, avait 
montré ce qu'il était : très actif, très intelligent, 
bon capitaine et diplomate retors, capable à 
l'occasion d'actions hardies, mais non moins 
habile à profiter des circonstances, au surplus 
dépourvu de tout scrupule de morale, il arrivait 
à un moment où les Grecs, déchirés par une 
longue suite de discordes, lui offraient une proie 
mûre. Il créa une armée, qui fut un chef-d'œu- 



IÔ LE SEMEUR 



vre d'organisation puissante, celle qui, sous .-on 
fils Alexandre, devait avoir raison de l'empire 
perse ; mais en même temps, il poussa à l'extrê- 
me l'art d'exploiter les rancunes des Grecs divi- 
sés entre eux aussi bien que leur veulerie géné- 
rale. Aussi bien n'a-t-il garde d'afficher des pré- 
tentions insolentes qui risqueraient de grouper 
contre lui un faisceau de résistances ; son plus 
grand souci est de ménager l'opinion. Quand il 
entre en Grèce, c'est sous le prétexte de défen- 
dre contre les Phocidiens sacrilèges la sainteté 
de Delphes et de protéger les opprimés. Il ne 
cesse, et jusqu'à la veille de Chéronée, de pro- 
tester de son amour pour la paix. Ses déclara- 
tions trompent beaucoup d'honnêtes gens : té- 
moin Isocrate, dont l'optimisme utopique per- 
sistera à voir en lui le champion de l'hellénis- 
me ; il séduira d'autres partisans, comme le vain 
et orgueilleux Eschine ; des largesses, abondam- 
ment distribuées, achèveront de lui gagner, dans 
les diverses cités, les politiciens faméliques qui, 
traîtres conscients ou non, s'emploieront à en- 
dormir la vigilance de leurs concitoyens. 

Démosthène, dès le premier jour, a vu toute 
l'étendue du danger qui menaçait, avec Athènes, 
la Grèce tout entière. Ce n'est pas que le terri- 
toire de l'Attique fût immédiatement à la merci 
d'un coup de main. Athènes possédait, sur le 
littoral de la Macédoine, en Chalcidique, en 
Thrace, dans la Propontide, tout un cordon de 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME DANS DEMOSTHENE 17^, 

places fortes, débris de son ancien empire ma- 
ritime, avec l'alliance de quelques cités indépen- 
dantes, comme Olynthe, qui lui assuraient, avec 
les richesses des mines et des forêts du Nord, 
son ravitaillement en blé, venu en grande partie 
du Pont Euxin. Toutes ces places, Amphipolis, 
Potidée, Méthone, tombaient Tune après l'autre, 
par la ruse ou par la force, aux mains de Phi- 
lippe, qui occupa alors la Thessalie et ne fut 
arrêté qu'aux Thermopyles. Le péril était fla- 
grant ; il s'accrut encore lorsque la même année, 
en 352, Philippe s'avança en Propontide, d'où il 
pouvait couper le passage de l'Hellespont. C'est 
dans l'émotion de cette nouvelle que retentit le 
clairon de la I e Philippiqite. Le bruit venait de 
courir que Philippe était malade, puis qu'il était 
mort ; cela suffit pour que l'on fût tout disposé, 
à Athènes, à abandonner le projet d'une expédi- 
tion de secours qui avait été décidée. 

« Quand donc, Athéniens, quand ferez-vous 
ce qu'il faut ? Quel événement attendez-vous ? 
— Que ce soit nécessaire, dites-vous. — Mais 
comment juger ce qui nous arrive aujourd'hui ? 
Pour ma part, j'estime que, pour des hommes 
libres, la plus pressante des nécessités, c'est la 
honte qui résulte des événements. Voulez-vous, 
dites-moi, continuer à circuler sur la place pu- 
blique en vous demandant les uns aux autres : 
Quoi de nouveau ? — Eh ! quoi de plus nou- 
veau qu'un homme de Macédoine victorieux 



LE SEMEUR 



des Athéniens et faisant la loi à la Grèce ? — 
Philippe, dit-on, est mort. — Non, mais il est 
malade. — Eh ! que vous importe ? Qu'il lui 
arrive malheur, et vous aurez vite fait de susci- 
ter un autre Philippe, si vous n'accordez pas à 
la situation plus d'attention : car Philippe a 
moins grandi par sa propre force que par votre 
négligence » (i e Philippe io-ii). 

De cette apathie, les premiers responsables 
sont les mauvais conseillers qui ont l'oreille du 
peuple. Beaucoup d'entre eux sont de vils traî- 
tres," simplement vendus à l'ennemi. Les haran- 
gues enflammées de Démosthène ne cessent de 
dénoncer les ravages exercés par l'or du roi. Et 
nous aurions peine à croire à la puissance redou- 
table de la vénalité, si les humiliantes expérien- 
ces que nous avons faites nous-mêmes ne nous 
avaient révélé que les mêmes procédés ont cours 
dans tous les temps et trouvent mille moyens 
insidieux pour amollir les énergies. Mais lais- 
sons ces turpitudes : aussi bien les traîtres 
ne trouveraient-ils aucun crédit s'ils ne s'adres- 
saient à des esprits déjà prédisposés à accueillir 
les sophismes. 

Parmi les hommes politiques dont Démosthène 
accuse la funeste influence, il y a les orateurs 
qui sont plus jaloux d'être les courtisans du 
peuple que ses sages conseillers, attentifs à main- 
tenir leur crédit personnel, fermant les yeux sur 
l'avenir, accusant, calomniant ceux qui prêchent 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME DANS DEMOSTIIENE IQ 

l'énergie (3 e Philipp., 2). Ils appartiennent à la 
catégorie de ceux que nous appellerions les paci- 
fistes à tout prix, ou, d'un mot qui a fait fortune, 
les défaitistes. « Vient-on à parler de Philippe ? 
aussitôt l'un d'eux se lève : Quel trésor que la 
paix ! Quel fardeau qu'une grande armée à en- 
tretenir ! C'est le pillage de nos finances que l'on 
veut ! — Avec de semblables discours, ils vous 
arrêtent, et ménagent à cet homme un loisir tran- 
quille pour l'exécution de ses desseins. De là 
résultent pour vous ce repos, cette inaction, plai- 
sirs qui, je le crains fort, vous paraîtront un 
jour bien chèrement achetés ; et pour eux, vos 
bonnes grâces, avec le salaire de leurs intrigues. 
Je pense, moi, que ce n'est pas à. vous qu'il faut 
persuader la paix, à vous, déjà persuadés et pa- 
cifiques, mais à celui qui vous fait la guerre. 
Ensuite, il faut regarder comme un fardeau, non 
pas ce que nous dépensons pour notre sûreté, 
mais les maux qui nous attendent, si nous ne 

voulons rien dépenser Les peuples voient ce 

prince déployer ses étendards, outrager l'équité, 
s'emparer de nos villes, et nul, parmi ces gens-là, 
ne réclame contre ses injustices, contre ses ini- 
quités. Qu'un orateur vous conseille de ne pas 
les souffrir, de veiller sur vos possessions, c'est 
lui qu'ils accusent de rallumer la guerre ! » 
(Cherson., 52-56). 

Au reste, qu'Athènes jette un regard autour 
d'elle : nombreuses sont les cités dont le sort est 



20 LE SEMEUR 



aujourd'hui lamentable, parce qu'elles se sont 
abandonnées à la molle espérance que Philippe 
userait envers elles de modération et ont désar- 
mé devant lui : « Vous cherchez peut-être avec 
étonnement pour quelle raison Olynthe, Erétrie, 
Oréos écoutaient avec plus de plaisir les parti- 
sans de Philippe que leurs propres défenseurs. 
Cette raison, vous la trouverez chez vous : c'est 
que les sages conseillers du peuple ne peuvent 
pas toujours, quand ils le voudraient, tenir un 
langage agréable ; car il faut, avant tout, aviser 
au salut de l'Etat ; mais les traîtres n'ont qu'à 
flatter les citoyens pour travailler au succès de 
Philippe. — Apportez votre argent ! disaient les 
uns. — Non, répondaient les autres, point de 
taxe ! — Guerre et méfiance ! était le cri des 
premiers. — La paix ! la~ paix ! répétaient les 
seconds jusqu'à la catastrophe. — Même opposi- 
tion dans tout le reste, que j'abrège. Chez ceux-ci 
la parole avait donc pour but le plaisir du mo- 
ment, le besoin d'écarter tout ennui ; les dis- 
cours de ceux-là auraient sauvé la patrie, mais 
ils leur attiraient la haine. Qu'ont fait ces peu- 
ples ? ils ont à la fin jeté le fardeau de leurs 
affaires... Voilà, j'en atteste Jupiter et Apollon, 
voilà le sort que j'appréhende pour vous... Aussi 
l'aspect des citoyens qui vous poussent sous le 
joug me fait frémir d'horreur et d'effroi : car, 
soit perfidie, soit aveuglement, ils jetteront leur 
patrie dans l'abîme. Loin de vous, ô Athéniens, 



LES LEÇONS DU PATRIOTISÏWE DANS DEMOS1 JIENE 21 

un sort aussi funeste !... Quelle honte, cepen- 
dant, de s'écrier un jour, après quelque catastro- 
phe : Grand Jupiter, qui s'y serait attendu ? 
n'aurait-on pu prendre tel parti, éviter tel piège ? 
Mille réflexions de ce genre qui, faites à temps, 
auraient pu sauver les peuples, seraient aujour- 
d'hui faciles aux habitants d'Olynthe, et d'Oréos, 
et aux Phocidiens, et à chacune des républiques 
qui ont succombé : mais à quoi bon ? Tant qu'un 
navire, grand ou petit, n'est pas encore perdu, 
matelots, pilote, passagers, doivent tous concou- 
rir avec ardeur à empêcher la perfidie ou l'im- 
prudence de le faire périr ; mais les vagues 
l'ont-elles surmonté ? tout effort devient inutile » 
(3 e Philipp., 63-69). 

Si Démosthène attaque avec tant d apreté les 
mauvais conseillers qui endorment Athènes, c'est 
qu'il voit bien que l'esprit public est trop souvent 
leur complice. Au fond, le désir de la paix était 
général, et toute illusion qui flattait ce désir avi- 
dement accueillie. Les Athéniens restaient sensi- 
bles aux grands mots de patriotisme, d'honneur, 
de gloire, mais cette émotion restait superficielle 
et sans action profonde sur leur conduite. Ils 
avaient renoncé aux vastes espoirs de jadis. Ca- 
pables, par intermittence, sous le coup d'un 
échec ou d'une humiliation inattendue, d'un mou- 
vement d'indignation, pour l'ordinaire ils agis- 
saient sans conviction, et les décrets qu'ils pre- 
naient pour parer à quelque danger immédiat 



22 LE SEMEUR 



n'étaient que rarement suivis d'effet. L'effort 
soutenu leur coûtait. Les déceptions de cinquan- 
te années, depuis le désastre de la guerre du 
Péloponèse, avaient détendu leur ressort ; avides 
surtout de jouissances matérielles, ils étaient 
fatigués de vouloir et d'agir ; ils répugnaient au 
service militaire comme aux sacrifices d'argent, 
et, pour la garde de leurs possessions lointaines, 
attaquées par Philippe, s'en remettaient à des 
armées de mercenaires, qu'ils payaient mal. 
Comment, dans ces conditions, pouvait-on espé- 
rer endiguer les progrès de la Macédoine ? On 
comptait sur la chance, sur les hasards heureux, 
sur l'imprévu. Dissiper ce mol optimisme, l'oreil- 
ler commode d'un peuple résigné à l'abdication ; 
ouvrir les yeux à la réalité, qui est menaçante ; 
guérir la maladie de la volonté, dont se meurt 
Athènes : c'est toute la substance des nombreu- 
ses harangues désignées sous le nom commun 
de Philippiques. 

Agir, et moins parler : ce précepte revient 
avec l'insistance d'un refrain. « Lorsqu'on vous 
parle, Athéniens, des intrigues de Philippe et de 
ses continuels attentats contre la paix, ces dis- 
cours, où vous êtes loués, vous semblent l'expres- 
sion même de la justice et de l'humanité, et l'in- 
vective contre Philippe a toujours à vos yeux le 
mérite de l'à-propos ; mais qu'exécutez-vous ? 
rien, je puis le dire, qui réponde à l'empresse- 
ment avec lequel vous écoutez ces discours... 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME DANS DEMOSTIIENE 23 

Pour arrêter dans sa course un usurpateur, il 
faut des actions, non des paroles... Faut-il faire 
échouer ses entreprises actuelles ? vous restez 
plongés dans l'inertie. De là, par une consé- 
quence naturelle- et inévitable, vous réussissez, 
vous et Philippe, dans ce qui est l'objet propre 
de votre ambition respective, lui dans l'action, 
vous dans les paroles » (2 e Philipp., 1-4). Et 
ailleurs : « Quand nous avons parlé, Philippe 
s'arme, il s'avance, prêt à tenter la fortune avec 
toutes ses forces ; et nous, nous restons en repos, 
satisfaits, les uns d'avoir péroré sur notre bon 
droit, les autres d'avoir écouté : aussi, par une 
conséquence naturelle, les actions l'emportent 
sur les paroles » (4 e Philipp., 3). 

Cessons, poursuit Démosthène, de perdre no- 
tre temps à des discussions stériles ; sachons 
prévoir, sachons prendre à temps les décisions 
utiles, reprenons l'initiative que nous avons tou- 
jours laissée à Philippe : « Savez-vous pourquoi 
les grandes fêtes. Panathénées et Dionysiaques, 
sont toujours célébrées aux époques prescrites,... 
alors que toutes vos flottes arrivent après coup, 
et à Méthone, et à Pagases, et à. Potidée ? C'est 
que celles-là sont toutes réglées par la loi ; c'est 
que chacun connaît à l'avance le chorège, le gym- 
nasiarque de sa tribu (1), ce qu'il doit faire, 



(i) Les concours dramatiques ou athlétiques étaient enga- 
gés entre des chœurs ou des équipes appartenant aux difte- 



24 LE SEMEUR 



quand, par quelles mains et quelles sommes il 
recevra ; là, rien n'est imprévu, indécis, négligé: 
mais, pour la guerre et les armements, nul ordre, 
nulle règle, nulle précision. A la première alerte, 
nous nommons les triérarques (i), nous procé- 
dons aux échanges des biens (2), nous envisa- 
geons les ressources financières. Ces préliminai- 
res terminés, nous décrétons l'embarquement des 
étrangers domiciliés, puis des affranchis, puis 
des citoyens. Les délais se prolongent, et déjà 
nous avons perdu les places vers lesquelles nous 
devrions cingler. Car le temps d'agir, nous le 
consumons à préparer : cependant l'occasion 
n'attend ni notre lenteur, ni nos délais... Pour 
bien conduire une guerre, il faut, non suivre les 
faits, mais en prendre la direction ; semblables 
au général dont le rôle est de conduire ses trou- 
pes, les conseillers du peuple doivent donner 
l'impulsion aux affaires et exécuter les décisions 
prises, au lieu d'en être réduits à courir après les 
événements... Votre attitude à la guerre ressem- 



rentes tribus ; les chorèges et gymnasiarques. désignés au 
sort parmi les catégories imposables de citoyens, avaient la 
charge d'équiper et d'instruire les contingents des tribus 
pour ces concours. 

(1) La triérarchie, comme la chorégie et la gymnasiarchie, 
était une charge imposée aux citoyens les plus riches : elle 
consistait dans l'armement d'un navire. 

(2) Un citoyen, chargé d'un des services publics, comme, 
la chorégie ou la triérarchie, pouvait le rejeter sur un autre 
plus riche que lui et, si cet autre refusait, lui proposer un 
échange de fortune. 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME DANS DEMOSTHENE 25 



ble au pugilat tel que le pratiquent les barbares. 
Un lutteur a-t-il reçu un coup ? vite il y porte 
les mains. Le frappe-t-on ailleurs ? tout aussitôt 
ses mains s'y appliquent. Mais parer, regarder 
fixement l'antagoniste, il ne le sait, il ne l'ose. 
Ainsi apprenez-vous que Philippe est dans la 
Chersonèse ? décret pour secourir la Chersonèse; 
aux Thermopyles ? décret pour les Thermopyles ; 
sur quelque autre point ? vous courez, vous 
montez, vous descendez à sa suite. Oui, vous 
manœuvrez sous ses ordres, n'arrêtant vous-mê- 
mes aucune mesure militaire importante, ne pré- 
voyant absolument rien, attendant la nouvelle 
du désastre d'hier ou d'aujourd'hui » (i e Phi- 
lippe 35-41). Il y a un peu plus de vingt-trois 
siècles que ces paroles ont été prononcées : qui 
dira qu'elles ont perdu aujourd'hui de leur force, 
et que leur sens s'est émoussé ? Se laisser ma- 
nœuvrer par un adversaire décidé, se mettre à 
la remorque des événements, être en retard d'un 
projet ou d'une initiative : n'est-ce pas toujours 
la faute capitale en politique comme à la guerre? 
'A chacun de conclure, d'après les souvenirs 
d'expériences douloureuses, si nous n'avons pas 
trop souvent pâti de ce mal, dont les Athéniens 
ont été victimes. 

L'analyse de Démosthène va plus profondé- 
ment encore. Il est rare que les grands mots, les 
appels aux nobles sentiments et aux décisions 
viriles ne trouvent pas un écho chez le peuple 



20 LE SEMEUR 



assemblé. La foule est capable d'enthousiasme, 
et dans un généreux élan décrète les sacrifices 
nécessaires. Mais s'agit-il de passer à l'exécution, 
aussitôt ce beau feu s'éteint. Pourquoi cet avor- 
tement ? C'est que la collectivité est anonyme et 
irresponsable ; chacun, dans l'assemblée réunie, 
jouit à peu de frais du plaisir de se sentir héroï- 
que ; mais quand le citoyen rentre chez lui et 
qu'il est sommé de remplir personnellement son 
devoir, il se dérobe ; il ne songe plus alors qu'à 
se dispenser de l'effort, et à s'en décharger sur 
le voisin : faiblesse trop humaine, et qu'on re- 
trouve même aux époques héroïques ; Athènes, 
comme nous, connaissait les embusqués ; seule- 
ment, le mal était singulièrement plus général et 
plus grave au temps de Démosthène, et il le 
combat avec son énergie ordinaire. De là son in- 
sistance à faire appel au sentiment du devoir 
chez chacun de ses auditeurs en particulier. 
« Le premier et le plus essentiel des préparatifs, 
c'est que chacun de vous soit disposé à faire son 
devoir avec empressement. » Là est en somme 
tout le secret du succès : « Si chacun, écartant 
tout subterfuge, s'empresse de subvenir, selon 
ses forces, aux besoins publics, les riches par 
des contributions, les jeunes en prenant les ar- 
mes ; en un mot, si vous êtes résolus à ne dé- 
pendre que de vous-mêmes ; si chaque citoyen 
ne se berce plus de l'espoir que, dans son oisi- 
veté, le voisin fera tout pour lui : alors, Dieu 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME DANS DÉMOSTIIÈNE 27 



aidant, vous retrouverez vos possessions, alors 
vous réparerez les malheurs de votre négligence, 
alors vous châtierez cet homme » (i e Philipp., 7). 
Voilà quelques-uns des thèmes essentiels sur 
lesquels insiste sans se lasser cette mâle élo- 
quence. Souvent sévère, comme on l'a vu, et âpre 
dans ,1a critique, elle n'a cependant jamais l'ac- 
cent morose qui rebute ou abat le courage. Si 
elle condamne sans ménagements tant d'erreurs 
de jugement et de conduite, c'est afin d^ mon- 
trer le remède qui doit surgir de la connaissance 
même du mal. L'illusion sur les choses et sur 
soi-même est la mère de toutes les défaillances ; 
au contraire, la vue claire de la réalité et le sen- 
timent des fautes passées est un principe d'aus- 
tère assurance, et par là une condition de pro- 
grès. « Chose étrange, et qui n'en est pas moins 
vraie, l'excès de nos malheurs passés est le 
meilleur motif d'espoir pour l'avenir. Comment 
cela ? C'est que l'obstination à ne pas tenter un 
seul effort nécessaire, soit grand, soit petit, vous 
a seule réduits à cette situation déplorable. En 
effet, s'il en était ainsi malgré l'accomplissement 
de tous vos devoirs, alors seulement s'évanouirait 
l'espérance d'un sort plus heureux. Mais, jus- 
qu'à présent, Philippe n'a triomphé que de votre 
paresse et de votre insouciance ; il n'a pas triom- 
phé d'Athènes. Loin d'être vaincus, vous n'avez 
même pas été ébranlés » (3 e Philipp., 5). 



28 LE SEMEUR 



Olynthe prise (348), et avec cette ville toute 
une confédération de républiques anéantie, leurs 
citoyens exterminés ou réduits en esclavage : ce 
fut la catastrophe qui décilla enfin les yeux les 
plus aveugles. Athènes espéra que ce coup serait 
ressenti par toute la famille hellénique ; elle 
députa auprès des autres Etats de la Grèce pour 
les entraîner contre l'ennemi commun. Mais ce 
fut inutile ; le souvenir des anciennes rivalités 
était, dans toutes ces cités, trop vivace pour que 
l'union se fît ; chacune d'elles s'obstina à mettre 
son espoir dans ce même Philippe et à s'imaginer 
qu'il la favoriserait au détriment des voisins. 
C'est cet état d'esprit que Démosthène rappelait 
plus tard non sans amertume : « Je n'ai cessé 
d'avertir, de protester, et chez vous, et partout 
où je fus envoyé en ambassadeur. Mais les villes 
étaient comme malades... Les particuliers, les 
multitudes ne prévoyaient rien, et goûtaient au 
jour le jour les délices de l'indolence. Partout, 
c'était le même mal. Chacun pensait que le dan- 
ger pouvait bien tomber sur les autres, jamais 
sur lui, et même que, s'il voulait, il assurerait 
son propre salut par ce danger des autres » 
(Couronne, 45). Livrée à ses seules forces, Athè- 
nes dut subir la paix (346) ; mais le traité, 
désastreux en lui-même, contenait le germe de 
guerres futures en raison des droits qui étaient 
reconnus à Philippe d'intervenir dans les affai- 
res de la Grèce. Quelques années plus tard, en 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME DANS DEMOSTHENE 20, 

effet, sous un prétexte, il apparut brusquement 
en armes au sud des Thermopyles et prit la ville 
d'Elatée (339). Jamais Athènes n'avait été plus 
directement menacée ; les Thermopyles fran- 
chies, il n'y avait plus entre elle et Philippe que 
la Béotie, où le roi comptait de nombreux par- 
tisans et qu'il pensait gagnée d'avance à sa cause. 
Une émotion intense s'empara d'Athènes : le 
conseil et l'assemblée du peuple, convoqués d'ur- 
gence, tinrent une séance dont Eiémosthène nous 
a laissé le récit pathétique. Que faire ? que ré- 
soudre ? Le héraut public, suivant l'usage, 
appelle les citoyens à donner leur avis : « Oui 
veut prendre la parole ? » Personne ne se lève. 
Il recommence à plusieurs reprises ; personne 
encore. « Et pourtant tous les stratèges étaient 
là, et tous les orateurs ; et la patrie appelait un 
citoyen pour la sauver ! Car la voix du héraut 
qui se fait entendre quand les lois l'ordonnent, 
c'est la voix de la patrie » (Couronne, 170). 

Dans le désarroi général, c'est Démosthène 
qui eut l'intuition du coup de partie à jouer : la 
réconciliation avec Thèbes. Espoir chimérique, 
semblait-il : car Thèbes, l'amie de Philippe, 
allait-elle partir en guerre aux côtés d'Athènes, 
sa vieille ennemie, dans le moment même où le 
roi de Macédoine campait presque à ses portes ? 
Elle s'y décida pourtant, gagnée à l'alliance par 
Démosthène, à qui ses compatriotes donnèrent le 
mandat d'aller plaider cette cause auprès d'elle. 



30 LE SEMEUR 



On sait ce qu'il advint : la fortune des deux 
villes sombra ensemble dans les plaines de Ché- 
ronée (338). 

Ainsi c'est à un échec définitif que devait 
aboutir, après tant de luttes, la politique ardente 
de Démosthène. Il avait fini, à force d'insistance, 
par se faire écouter ; mais les fautes initiales, 
qui sont souvent décisives, ont pesé sur les des- 
tinées d'Athènes, et son dernier effort ne la 
sauva pas. — Le grand patriote n'avait-il pas eu 
tort d'entraîner son pays dans une lutte inégale? 
Il ne manqua pas, après la défaite, d'accusateurs 
pour le lui reprocher ; les traîtres, les politiciens 
prudents et timorés, qui avaient si longtemps re- 
tardé les mesures de salut nécessaires, entrepri- 
rent de le discréditer pour se réhabiliter eux- 
mêmes. Le Discours sur la Couronne est l'écho 
à jamais mémorable de ces débats passionnés. 
Eschine, l'irréconciliable adversaire de Démos- 
thène, intenta une action judiciaire contre un 
certain Ctésiphon, qui avait proposé de dé- 
cerner une couronne au grand orateur en récom- 
pense de ses services : Démosthène prit la dé- 
fense de l'accusé et ce fut pour lui l'occasion de 
justifier sa politique tout entière, y compris la 
dernière campagne, où la fortune des armes 
avait trahi son pays. 

a Eschine, que devait faire notre ville, en 
voyant Philippe marcher à l'empire, à la domi- 
nation de la Grèce ? Et moi que devais-je faire, 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME DANS DEMOSTHENE 31 



quels décrets proposer, moi, conseiller d'Athè- 
nes ? Je savais que, dans tous les temps, jusqu'au 
jour où je montai à la tribune, ma patrie avait' 
combattu pour l'honneur et la prééminence ; 
que, par amour de la gloire, et dans l'intérêt des 
autres Grecs, elle avait sacrifié plus d'hommes 
et plus d'argent que tous les Grecs ensemble 
pour leur propre salut... Auriez-vous pu être 
assez lâches pour aller au-devant de Philippe et 
lui livrer la liberté de la Grèce ? Non, personne 
n'oserait le dire. Vous n'aviez qu'un parti à 
prendre, c'était d'opposer une résistance légitime 
à ses injustes entreprises. Athéniens, vous l'avez 
fait dès le principe, comme vous le deviez, com- 
me l'honneur vous le commandait, et moi, je 
vous y ai poussés par mes décrets et par mes 
conseils (Cour., 66-69). J' a i vu <l ue cet homme 
voulait asservir les peuples, je m'y suis opposé, 
j'ai dénoncé ses desseins ; je vous ai appris à 
ne pas lui livrer la Grèce ; je l'ai combattu sans 
relâche » (ibid., J2). 

Le succès, il est vrai, n'a pas répondu aux 
espérances ; il a été pour l'agresseur, et le droit 
a succombé. Mais comment la justice d'une 
cause aurait-elle pour mesure la chance des com- 
bats ? « L'événement est ce que veulent les 
dieux. Mais le mérite de celui qui conseille se 
juge par le conseil même. Que Philippe ait 
vaincu, que la bataille ait tourné pour lui, ce n'est 
pas à moi qu'il faut s'en prendre. L'issue du 



32 LE SEMEUR 



combat dépendait des dieux, non de moi. Mais 
que je n'aie pas prévu tout ce qui était de la 
prévoyance humaine ; que je ne l'aie pas exécuté 
avec une droiture, une ardeur, une constance qui 
passaient mes forces ; que mes entreprises 
n'aient pas été toujours glorieuses, dignes 
d'Athènes, et en même temps nécessaires, 
Eschine, prouve-moi tout cela, puis accuse-moi. 
Que si une tempête plus forte que nous, que tous 
les Grecs ensemble, est tombée sur notre pays, 
que devais- je faire ? Quand l'armateur a tout 
prévu pour la sûreté de son navire, quand il l'a 
muni de tout ce qu'il croyait pouvoir le sauver, 
si la tempête vient l'assaillir, briser et détruire 
ses . agrès, accusera-t-on cet homme du nau- 
frage ? » (Cour., 192-194). 

Il n'est donc pas équitable de juger une déci- 
sion sur les conséquences, ignorées au moment 
où elle est prise, que l'événement peut apporter. 
Mais ce n'est pas assez dire : dans un dévelop- 
pement d'une admirable hauteur morale, Dé- 
mosthène établit que le devoir est indépendant 
de toutes les contingences de la réalité, et qu'il 
oblige par lui-même : « Je vais dire une chose 
qui paraîtra sans doute étrange... Quand même 
l'avenir eût été manifeste pour tous, que tous 
l'eussent prédit, et que toi-même, Eschine, tu 
l'eusses annoncé, publié à grands cris, toi qui 
n'as pas ouvert la bouche, notre ville devait en- 
core faire ce qu'elle a fait, pour peu qu'elle son- 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME DANS DEMOSTHENE 33 

geât à sa gloire, à ses ancêtres, à la postérité. 
Que peut-on dire aujourd'hui ? Que la fortune 
l'a trahie ; chose commune à tous les hommes, 
quand les dieux le veulent. Mais si, après s'être 
crue digne de commander aux Grecs, elle y eût 
renoncé, ou l'aurait accusée d'avoir livré la Grèce 
entière à Philippe... De quel front, grands dieux, 
soutiendriez-vous les regards de tous les étran- 
gers qui affluent dans Athènes, si par notre faute 
nous fussions tombés où nous sommes, si Phi- 
lippe eût été nommé chef et maître et que, pour 
empêcher ce déshonneur, d'autres eussent com- 
battu sans nous ? sans nous qui, dans tous les 
temps, avons préféré d'honorables dangers à une 
honteuse sûreté ! » {Cour., 199-200). Il faut en- 
core citer la célèbre conclusion de cette belle page 
d'éloquence : « Si, condamnant Ctésiphon, vous 
condamnez ma politique, vous paraîtrez avoir 
failli et non avoir succombé sous l'injustice de la 
fortune. Mais, non, Athéniens, non, vous n'avez 
point failli en bravant les dangers pour le salut 
et la liberté de la Grèce, j'en jure par vos ancê- 
tres, par ceux qui ont couru à Marathon au-de- 
vant du péril, par ceux qui se sont rangés en ba- 
taille à Platées, par ceux qui ont combattu sur 
leurs vaisseaux à Salamine, à l'Artémision ; et 
par tant d'autres braves qui reposent dans les 
tombeaux publics (1). Athènes les a tous jugés 

(1) On sait que c'était l'usage, à Athènes, de faire des 
funérailles solennelles aux soldats morts pour la patrie et de 
leur donner une sépulture nationale. 

3. 



34 LE SEMEUR 



dignes des mêmes honneurs, de la même sépul- 
ture ; tous, entends-tu, Eschine ? et non pas seu- 
lement les heureux et les vainqueurs. Ce fut 
justice, car, pour le devoir de braves citoyens, 
ils l'avaient tous rempli ; quant à la fortune, ils 
ont eu celle que les dieux leur ont donnée. » 
(Cour., 207-208). 

Cet admirable mouvement oratoire n'a sans 
doute besoin d'aucun commentaire. Pour justi- 
fier sa carrière d'homme politique, Démosthène 
a révélé à quelle source profonde s'alimentaient 
les principes qui l'avaient guidé ; et du même 
coup, il a défini l'éminente noblesse du devoir 
patriotique et le caractère impératif qui s'attache 
à ce devoir. Invinciblement, la pensée se reporte 
ici à la fameuse maxime de Guillaume d'Orange, 
dont l'inspiration au fond est la même, bien que 
la forme en soit d'un stoïcisme plus sévère et 
plus abstrait : « Il n'est pas nécessaire d'espérer 
pour entreprendre, ni de réussir pour persé- 
vérer. » 



Dois- je nr excuser, en terminant, d'avoir ra- 
mené l'attention sur ce duel, classique entre 
tous, de Démosthène et de Philippe, qui est un 
des épisodes les plus connus de l'antiquité ? Les 
discours de l'orateur athénien étaient autrefois 
d'une lecture courante dans nos classes, et les 
morceaux que j'ai cités sont, avec quelques au- 



LES LEÇONS DU PATRIOTISME DANS DEMOSTHENE 35 



très, de ceux que l'on apprenait par cœur. Peut- 
être sont-ils aujourd'hui moins familiers aux 
jeunes générations. Et quant à ceux mêmes qui 
les connaissent, je me persuade qu'ils les reliront, 
à la lumière des événements que nous traver- 
sons, avec un intérêt renouvelé. Malgré la diffé- 
rence des temps et des circonstances, les problè- 
mes qui se posaient alors étaient sensiblement les 
mêmes : quelques-uns des maux dont nous avons 
souffert étaient ceux que Démosthène combattait 
autour de lui, et l'idéal qu'il prêchait à ses con- 
temporains n'est pas autre que celui pour lequel 
nous consentons encore de douloureux sacrifices. 
A travers les siècles qui nous séparent, cette voix 
éloquente nous parle un langage qui est toujours 
de saison, celui qu'il faut pour stimuler nos vo- 
lontés et nous dicter le devoir. 

F. DURRBACH, 

professeur à l'Université de Toulouse. 



*« 



GLANURES SPIRITUELLES 



L'auteur de la Prière que l'on va lire, Jean 
Bouvier, était né le 26 mars 1896 à Montceau- 
les-Mines. Il a été tué le 18 avril dernier dans 
l'offensive de Champagne. Nous empruntons ces 
pages au Bulletin des Professeurs catholiques 
de l'Université (numéro du 15 mai 1918). Elles 
ont été écrites d'un seul élan. Nous ne croyons 
pas en fausser l'allure en nous permettant d'y in- 
troduire ici, pour la facilité de la lecture, quel- 
ques alinéas. 

Prière dans mon abri ! 

Accordez-nous, mon Dieu, d'agir dignement, 
sans calculer nos poses et sans heurter nos 
croyances. Ayons toujours devant nous, comme 
une unité de mesure, la vision concrète de votre 
croix. Alors il n'est point de sacrifice qui puisse 
nous sembler exagéré, pas de tâche trop lourde, 
pas d'ceuvre indigne, pas de satisfaction humaine 
suffisante, pas de repos, pas de crainte, pas de 
retard permis. N'ayons jamais à nous dédoubler. 
Sachons nous-mêmes à quoi nous en tenir sur 
nous-mêmes ; trouvons-nous, aux instants criti- 
ques où l'on n'a pas le temps de réfléchir, tels 



GLANURES SPIRITUELLES 37 

que nous sommes aux instants de vie intérieure, 
qui seule à proprement parler compte comme vie. 

Vous nous avez donné une mission et une 
liberté. Ne permettez pas que notre volonté fasse 
un mauvais usage de la seconde et oublie la pre- 
mière. Faites-nous sentir le poids et le prix de 
la responsabilité. Laissez-nous croire à la pré- 
destination, sans croire à la fatalité. La seconde 
anéantit l'idée d'individu, l'idée de personne mo- 
rale. La première permet l'initiative, le mérite, la 
culpabilité. Le fatalisme, qui fait, — dit-on par 
erreur, — la force des musulmans, anéantit nos 
forces et nous rend passifs devant la vie comme 
devant la mort. Le sens de la prédestination, qui 
nous humilie auprès de la souveraine majesté de 
Dieu, nous grandit en nous rappelant son infinie 
bonté et sa confiance en nous, dans la mission 
qu'il nous donne. 

Faites de nous des hommes qui n'aiment pas 
seulement les idées, car trop souvent ceux-là 
s'arrêtent aux mots. Donnez-nous le goût de 
l'action individuelle et collective. Donnez-nous 
le sens des disciplines et des unions qui font la 
force. Permettez-nous de -traduire concrètement 
notre idéal moral : que son impulsion ait un ré- 
sultat et que nous soyons des hommes d'action 
et de mouvement. 

Donnez-nous le goût des faits, le goût du réel 
qu'avaient nos pères, mais ne nous laissez pas 
confondre, comme nous pourrions y être expo- 



38 LE SEMEUR 



ses, réel avec matériel. Rappelez-nous que le 
mystère est réalité lui aussi, que l'au-delà, pour 
être invisible, n'en existe pas moins, que les 
institutions fondées sur cette réalité ne trom- 
pent point et ne changent point, tandis que tou- 
tes les théories scientifiques sont incertaines de 
leur nature et sujettes à changement. Apprenez- 
nous à aimer la science en n'y voyant pas une 
fin en soi, à la posséder sans orgueil, à ne pas 
nous laisser posséder par elle. 

Donnez-nous la patience d'attendre que le 
grain germe sans en hâter l'éclosion, sans con- 
voiter l'argent ni le bien-être. Donnez-nous le 
courage de conserver notre foi en ne la cachant 
point, de lutter pour elle en étant dignes d'être 
ses champions. Donnez-nous. le respect de l'amour, 
et apprenez-nous à nous aimer en Vous, parce 
que Vous ne passez point et que Vous êtes le 
Rédempteur. Donnez-nous la paix de l'âme et 
la vision de toutes choses en Vous. 

Défendez-nous de parler trop ; apprenez-nous 
les veilles solitaires et l'ardeur des réflexions 
muettes. Laissez-nous la gaîté qui est saine et 
qui Vous rend hommage. Apprenez-nous à de- 
meurer robustes parmi les tourmentes et fermes 
dans notre confiance en la justice. Apprenez- 
nous la fraternité avec laquelle il n'est plus be- 
soin d'égalité. Apprenez-nous une fraternité 
active qui ne se borne pas à des effusions senti- 
mentales. Conservez-nous le respect des ancê- 



GLANURES SPIRITUELLES 39 



très, de la famille, des petits enfants. Laissez- 
nous admirer les beautés de votre création et les 
chanter éperdument. Laissez-nous, sans pan- 
théisme, nous plonger dans le monde intégral, 
c'est-à-dire le inonde visible et le monde invisi- 
ble. Laissez-nous participer à la vie des corps 
et à celle des âmes. Unissez-nous aux morts, aux 
saints, à Vous-même. Sachons apercevoir partout 
votre ombre et sentir passer la grâce en ondes 
innombrables. 

Eclairez-nous et faites-nous comprendre pour- 
quoi il ne faut pas demander pourquoi. Mon- 
trez-nous que le mot comprendre, dans son 
sens absolu, contient à lui seul tout l'orgueil, 
que nous ne pouvons rien pleinement compren- 
dre, alors que nous pouvons tout croire. Mon- 
trez-nous que l'infini nous entoure, nous écrase, 
nous impose de croire à lui. Empêchez-nous 
d'arrêter notre vue aux barreaux de la cage et 
montrez-nous plus loin les plaines radieuses. 
Aidez-nous à supporter les petites misères qui 
sont plus destructives que les grandes. Gardez- 
nous des impatiences et des révoltes, des malé- 
dictions et des doutes. Donnez-nous l'humilité 
d'esprit et de cœur et dès lors, rien en nous ne 
fera obstacle à la foi, à l'espérance et à la cha- 
rité. Rappelez-nous que des millions d'hommes 
ont cru en Vous, qui furent plus intelligents et 
plus vertueux que nous. Interdisez-nous cette in- 
solence de nous croire des inventeurs ou des 



40 LE SEMEUR 



créateurs ; dans ce monde qui nous environne, 
l'homme ne fait pas d'inventions, il ne fait que 
des découvertes. 

Ne nous' laissez pas préférer le nouveau à 
l'éternel. Donnez-nous le sens de la tradition : il 
nous donnera celui du progrès. Apprenez-nous à 
Vous prier, mon Dieu, pour que nous nous con- 
naissions et que nous soyons toujours en votre 
présence, pour que nous ayons une conscience, 
un contrôle, un témoin, une vie intérieure. Et 
apprenez-nous à vénérer votre Eglise, parce 
qu'elle nous dispense vos sacrements et nous 
rappelle votre parole, parce qu'elle est l'auxiliaire 
nécessaire qui soutient nos souffrances et nous 
guide le long de la route qui mène à Vous. 

J.-J. Bouvier. 

13 février ici 7. 

Redoute des Tirailleurs. 



S- -* 



NOS TABLETTES D'OR 



NOS MORTS 

La guerre est terminée. Depuis plus de qua- 
tre ans, mois après mois, nous parlons ici de nos 
morts et nous essayons de dire ce que nos ca- 
marades ont été ; nous essayons surtout de les 
entendre eux-mêmes une fois de plus. Nos 
« Tablettes d'Or », quand elles seront termi- 
nées, auront été un des martyrologes les plus 
émouvants de la jeunesse chrétienne. A cette 
heure si solennelle, nous éprouvons le besoin 
d'énumérer les noms de ceux qui nous ont été 
ravis et sur lesquels nous n'avons pas encore 
publié de notices. Ce sont, dans l'ordre où nous 
avons appris leur décès : 

Emile Esserticr, Jacques Lantz, Daniel Sain- 
tenac, Eric Desbronsses, André Woerner, Jean- 
Jacques Wuillamier, John-T. Bost, André Vivier, 
Henri Robert, Jacques Ducros, Henri Ducasse, 
Frédéric Faivre, André Combe, Jean Hébert, 
Minssen, Alfred Chopin, Jean Forsans, Gaston 
Bkille, André Casalis, André Dumas, Coularou, 
Charles Grauss, Robert Forsans, Jean Wagner, 
Alexandre de Faye, Vincent Hollard, Henri Bre- 



42 LE SEMEUR 



ton, Georges Lutzius, Charles Grébert, Henri 
Lafont, Fernand Vioujas. 

Nous voudrions faire connaître à tous nos 
amis les trésors d'affection et de dévouement 
qu'il y avait chez tous ces disparus. Sur quel- 
ques-uns, il ne nous sera pas possible de publier 
les notices rêvées. Pour tel ou tel d'entre eux, 
nous nous sommes heurtés à des scrupules de- 
vant lesquels nous sommes obligés de nous incli- 
ner et qui nous privent des documents qui nous 
auraient été indispensables. Pour quelques au- 
tres, notre silence est dû tout simplement à notre 
ignorance et à l'impossibilité où nous sommes 
d'en sortir. Mais nous ne manquerons pas de pu- 
blier toutes les notices que nous pourrons rédi- 
ger. Ce travail renouvelle sans doute notre 
deuil ; mais il nous aide aussi, d'une certaine 
façon, à posséder mieux ceux que la mort ne 
nous a pas entièrement ravis. 

Robert Ragaz est né le 28 août 1897 à Beau- 
montel, canton de Beaumont-le-Roger (Eure), Il 
a été élevé à la campagne, auprès de ses parents 
qui l'ont enveloppé de leur foi tranquille, et a 
fréquenté l'école communale jusqu'à l'âge de 
douze ans. Il aimait la vie au grand air et était 
passionné de sport. Il entra au lycée Corneille à 
Rouen, où il resta jusqu'au début de juillet 191 5. 
C'est dans cette période de sa vie à Rouen qu'il 
a été connu très intimement par notre ami, 



NOS TABLETTES D OR 



M. Georges Lauga. Celui-ci nous écrit : « J'ai 
eu Robert Ragaz comme catéchumène de 19 10 à 
191 2. Je l'avais déjà comme élève à l'école du 
dimanche où j'aimais à rencontrer son regard 
toujours attentif et d'un sérieux tout à fait 
exceptionnel. Comme catéchumène, son travail 
fut toujours soutenu. Il était peu expansif, mais 
sentait profondément, et les entretiens person- 
nels que j'ai eus avec lui au moment de son en- 
trée dans l'Eglise me révélèrent une âme de no- 
blesse et de pureté dont la confiance candide me 
toucha profondément. Au lycée, il suivit, après 
son instruction religieuse, mes cours du mercredi 
soir et j'aimais chaque dimanche, au culte, à ren- 
contrer ses yeux qui, suivant l'expression des 
Proverbes, « regardaient bien en face ». C'est 
surtout en 19 14, pendant les premiers mois de la 
guerre, que je vécus tout près de lui. Son père 
nous l'avait confié, à ma femme et à moi, pour 
qu'il pût préparer, à notre foyer, la deuxième 
partie de son baccalauréat. Il travailla d'arrache- 
pied, avec une véritable frénésie. C'est que, dès 
le début, il rêvait, malgré ses seize ans et demi, 
de partir dans l'aviation pour laquelle il s'était 
passionné depuis près de quatre ans déjà. » Une 
volonté sage s'était opposée à un engagement 
prématuré. Son devoir était de terminer ses étu-r 
des secondaires. A plusieurs reprises, dans le 
cours de l'année 1914-1915, il essaya de fléchir 
la volonté qui l'empêchait de partir. Ce fut sans 



44 LE SEMEUR 



succès d'ailleurs et ce fut chaque fois un véri- 
table désespoir. Un témoin de cette affliction 
disait, un jour, à M. Lauga que souvent il l'avait 
vu rentrer du lycée, prendre rapidement son goû- 
ter, puis monter en sanglotant dans sa chambre : 
« Que ferai-je plus tard, répétait-il fréquem- 
ment, quand on me demandera comment j'ai 
passé la guerre ? Faudra-t-il répondre que je 
poursuivais mes études pendant que mes cama- 
rades tombaient. Oh ! partir, partir, et voler 
pour la France ! » 

En attendant le départ rêvé, il employait ses 
moindres loisirs à résoudre des problèmes d'avia- 
tion. Jusqu'au bout, il a été préoccupé par le pro- 
blème de la stabilisation de l'avion et, avant de 
mourir, il a pu déposer un projet qui a retenu 
l'attention des autorités de l'aviation. Enfin, en 
juillet, il fut reçu à son baccalauréat. Le jour 
même, il disait à son père : « J'ai tenu ma pro- 
messe ; à toi de tenir la tienne. J'ai 17 ans ; je 
peux m'engager dans l'aviation ; je te supplie de 
faire les démarches nécessaires. » Malgré des 
anxiétés bien naturelles, les parents acceptèrent 
le sacrifice. Les demandes furent faites et son 
engagement pour la durée de la guerre fut signé 
le 13 juillet 19 15. Il fut incorporé au centre de 
Dijon, passa au camp d'Avor à Tours et fit un 
stage à l'école de tir aérien de Cazeaux, près 
d'Arcachon. Le 23 février 191 6, il obtint son 
brevet de pilote et fut affecté à une escadrille de 



NOS TABLETTES D OR 45 



chasse. « C'est ici, nous écrit M. Lauga, que je 
voudrais pouvoir vous communiquer des extraits 
des lettres que Robert m'écrivit de Dijon, puis 
de Tours, puis de Cazeaux, enfin du front. Chose 
curieuse et simplement émouvante, il ne séparait 
pas son amour de l'avion de sa foi en Dieu. Il 
rêvait de battre le record de la hauteur et me 
disait que je ne pouvais que l'approuver : 
« Quand je suis tout seul dans le ciel où mon 
a avion se cabre, m'écrivait-il un jour, et où j'ai 
« tant de joie à le mater, je me sens plus près 
« encore de Dieu. » Puis, ce fut « la chasse ». 
Il obtint sa première citation et son galon de 
caporal par ses prouesses héroïques. Il était l'en- 
fant aimé de son escadrille. Ses 17 ans et son 
regard si pur, si enfantin, son courage, qui fai- 
sait de lui, toujours, un volontaire des missions 
périlleuses, gagnaient tous les cœurs. Pourtant, il 
ne se sentait pas très à l'aise. Vous savez qu'au 
front, à un certain moment, nous avons tous été 
un peu agacés par l'encens dont on grisait les 
« chasseurs ». A part des « as » du genre de 
Guynemer — et certes il y en avait — les chas- 
seurs succombaient trop aisément aux tentations 
que dressaient devant eux de trop maladroits 
admirateurs. Robert se demandait avec stupéfac- 
tion, et en en souffrant beaucoup, comment cer- 
tains pouvaient être des hommes de l'air pur et 
ne pas éprouver le besoin de mettre un peu plus 
de pureté dans leur vie, car lui ne changeait pas. 



46 LE SEMEUR 



Je le vis, à ce moment, à Paris où il était en 
permission de quarante-huit heures pour voir sa 
mère et ses sœurs, et ma femme et moi nous 
fûmes frappés de la belle clarté de son regard. 
Nous vîmes en lui tout au fond et tout était pur 
comme de l'eau de source. Je ne fus pas étonné 
d'apprendre, quelques jours plus tard, qu'il quit- 
tait volontairement les gloires acquises et pro- 
mises de la « chasse » pour entrer dans l'obscuri- 
té de l'aviation de bombardement. Il fut là ce qu'il 
avait été partout : consciencieux jusqu'au scru- 
pule, exquis camarade, audacieux jusqu'à la té- 
mérité. Ses lettres étaient devenues plus rares ; 
mais je savais que sa piété restait la même, qu'il 
s'était affilié avec joie à la Fédération dont il 
admirait chaque mois jusqu'à l'envi les beaux 
héros que racontent vos « Tablettes d'Or ». Au 
fur et à mesure que le danger redoublait, il re- 
doublait de tendresse pour les siens, calmant 
leurs angoisses. Sergent en septembre 191 7, adju- 
dant en janvier 1918, plusieurs fois cité, il atten- 
dait avec patience sa nomination de sous-lieute- 
nant pour la porter en hommage à sa mère. Elle 
arriva deux jours trop tard... » 

Le if septembre 1916, il fut cité à l'ordre de 
l'armée : « Animé de la plus belle bravoure, 
s'est dépensé sans compter depuis son arrivée 
au front. A livré vingt-trois combats aériens. 
Dans les dernières opérations, a été choisi à plu- 
sieurs reprises pour attaquer, à coups de mitrail- 



NOS TABLETTES D'OR 47 



leuses, les tranchées ennemies. À fait, au cours 
de ses missions, l'admiration de tous. » 

Il était de ceux à qui avait été confié le soin 
de la réponse après le bombardement féroce 
de Paris par les premiers « gothas ». Il ne re- 
vint pas. Alors que, la mission terminée, ses ca- 
marades et lui s'en retournaient à cinq mille mè- 
tres d'altitude, ils furent attaqués par une esca- 
drille de « chasseurs » allemands, « II se battit, 
ont dit ses amis attristés, avec sa bravoure habi- 
tuelle, descendit son adversaire ; mais son appa- 
reil flambait à son tour et il vint s'écraser sur le 
sol. )) C'était le 2 février 1918. Sa nomination 
de sous-lieutenant l'attendait au port. 

Les renseignements fournis par ses camara- 
des étant assez vagues, on fut longtemps dans 
l'incertitude sur son sort. Le combat aérien au 
cours duquel il avait disparu avait eu lieu sur 
le camp de Sissonne, à une trentaine de kilomè- 
tres dans les lignes allemandes. Ce n'est que près 
de trois mois après sa disparition qu'il fut pos- 
sible à ses parents d'obtenir la certitude de sa 
mort. Le 3 avril 19 18, notre ami avait été cité à 
Tordre de la division : « Excellent pilote qui. 
après s'être distingué dans la chasse, a accompli 
superbement son devoir dans le bombardement. 
Toujours volontaire pour toutes les missions, 
était un véritable modèle pour ses camarades. 
Vient de tomber bravement au cours d'un dur 
combat soutenu très à l'intérieur des lignes en- 
nemies. » 



LE SEMEUR 



Jacques Mattcr est né à Rouen le 29 novem- 
bre 1891. Venu à Paris en 1897, il a fait ses 
études au lycée Voltaire. Après son baccalau- 
réat, il fut élève à l'Ecole de Physique et de Chi- 
mie, puis diplômé comme ingénieur chimiste en 
juillet 1912. Dans les années 1910, 191 1 et 1912, 
il avait été au camp de Domino parmi les plus 
fervents pionniers. Il aimait toujours le camp et, 
en 191 3, il profita d'une permission pour aller 
prendre l'air de Domino. C'est pendant ses études 
à TEcole de Physique et de Chimie qu'il était 
devenu membre de notre Fédération en se ratta- 
chant à notre Association de Paris. 

Il était trop absorbé par ses .études pour don- 
ner beaucoup de temps à notre groupement dont 
il était pourtant un membre très fidèle et très 
chaud. Sa caractéristique était une grande droi- 
ture de conscience et une extrême modestie. Il 
manifestait peu ses sentiments profonds. Sa foi 
était simple, claire, mais éprouvait peu le besoin 
de s'affirmer en paroles. Quand il sortait de ses 
études, ses préférences étaient pour un tout petit 
groupe d'amis très intimes. Particulièrement lié 
avec Roger Allier, il était du petit cénacle qui, le 
troisième dimanche de chaque mois, se réunissait 
au boulevard Raspail. Une de ses joies fut, vers 
cette époque-là, de faire, avec son ami, une ran- 
donnée à bicyclette pour visiter les châteaux de 
la Loire. Très passionné de liberté individuelle, 
il était très discret vis-à-vis des autres parce qu'il 



NOS TABLETTES D OR 



49 



entendait qu'on le fût vis-à-vis de lui. Toujours 
prêt à se rendre à un appel dont il distinguait 
l'utilité, il était aisément effarouché par une ten- 
tative de pression. Il avait un haut idéal de 
pureté morale : « Je me rappelle, nous écrit un 
de ses intimes amis, qu'au cours d'un voyage que 
nous fîmes ensemble tous deux en Belgique, à 
Pâques 19 14, nous avons débarqué à 5 heures du 
matin à Namur et errions dans la ville, en quête 
d'un hôtel ou d'un restaurant où nous pourrions 
prendre quelque chose de chaud. Nous étions 
tombés sur un lendemain de kermesse, avec les 
rues remplies de fêtards et les cabarets débor- 
dants de viveurs et de femmes. La secousse de 
ce spectacle avait brisé, cette fois, sa réserve 
ordinaire et nous pûmes abondamment parler 
de notre idéal de pureté... » 

Il partit pour son service militaire en octobre 
1912. Il entra ensuite à l'école d'officiers de ré- 
serve dont il sortit troisième. Il vint à Vincennes 
faire ses six derniers mois de service comme 
sous-lieutenant. C'est de là qu'il est parti, le 
I er août 1914, pour la guerre. Il a participé aux 
premiers combats dans la région de Longwy, puis 
à la retraite après laquelle son régiment se fixa 
momentanément dans la forêt de l'Argonne. 

Au printemps 191 6, notre camarade fut nom- 
mé lieutenant. Le régiment fut alors envoyé dans 
la Somme. On voudrait avoir beaucoup de let- 
tres de ce garçon qui appartenait véritablement à 

4. 



50 LE ..SEMEUR 



l'élite. Mais il était essentiellement un homme 
d'action et il ne confiait jamais à sa plume le 
soin de traduire les élans de son âme. Il avait, 
avec tous les siens, une abondante correspon- 
dance. Mais il ne relate jamais que des faits et 
se tait presque toujours sur les sentiments qui, 
pourtant, étaient en lui tout vibrants et prenaient 
toujours une allure religieuse. « Il était, écrit 
M. Paul Schmidt qui l'avait beaucoup vu dans 
l'Argonne, de ceux que l'aumônier ne dérange 
jamais, de ceux qui l'attendent toujours et il 
était rare que l'entretien ne se terminât pas par 
la prière après la lecture de quelques passages 
de l'Evangile. De mes entretiens avec lui, il me 
reste un souvenir lumineux et bon. Quand il vint 
me faire ses adieux dans ma petite cagna sou- 
terraine, il faisait gris et froid ; mais, dans son 
cœur, il y avait de la chaleur et de la lumière. 
Avant de nous séparer, nous lûmes quelques pas- 
sages de la Bible, puis je priai et lui aussi pria. » 
Grièvement blessé à Bouchavesnes le 20 sep- 
tembre 191 6, notre ami fut cité à l'ordre de l'ar- 
mée : « Attitude superbe au feu depuis le début 
de la campagne. Du 13 au 20 septembre, à son 
poste de lieutenant de batterie, a eu une conduite 
au-dessus de tout éloge. Sous les plus violents 
bombardements, allant d'une pièce à l'autre avec 
un calme extraordinaire au milieu des éclate- 
ments, a su, par son exemple énergique, galva- 
niser l'ardeur de ses hommes et faire tirer ses 



NOS TABLETTES D OR 51 



pièces sous les bombardements les plus sévères. » 
Il demanda à être envoyé à l'hôpital des dia- 
conesses à Paris. Il y fut soigné jusqu'en février 
1917. « J'ai vu plusieurs fois Jacques, écrit M. le 
pasteur Couve, quand il était aux diaconesses, 
mieux sans doute que je n'aurais pu le faire 
ailleurs. Sous sa réserve — et, à cet âge, on ne 
peut guère attendre de l'expansion et les jeunes 
ont la pudeur des manifestations religieuses, sur- 
tout quand ils sont très sincères et honnêtes — 
on sentait le sérieux de l'homme et j'ai toujours 
eu l'impression qu'il avait choisi la bonne part ; 
non pas seulement qu'il suivait une tradition, 
mais qu'il savait ce qu'il croyait comme il savait 
ce qu'il voulait. » 

Boitant encore, il fut désigné pour commander 
une section de repérage par observatoires terres- 
tres (S. R. O. T.) aux environs de Reims, près 
de Berry-au-Bac. Il réussit parfaitement dans cet- 
te mission et perfectionna les méthodes si bien qu'il 
fut chargé, en novembre 191 7, d'enseigner à d'au- 
tres ce qu'il avait appris pour lui-même. Il passa 
trois mois au Mont Valérien avec ses élèves et 
partit avec eux, fin janvier 1918, pour faire l'ap- 
plication pratique de son enseignement dans un 
champ de tir en Champagne. C'est là qu'au com- 
mencement de mars il prit froid à la suite d'une 
randonnée en automobile découverte, par la 
neige, et contracta la maladie qui devait l'empor- 
ter. Evacué quinze jours après sur Châlons, il ne 



52 LE SEMEUR 



put y rester à cause des bombardements noctur- 
nes et fut transporté à Lyon, puis à la côte Saint- 
André, au sanatorium militaire où il s'éteignit 
doucement le 14 juillet 1918. Même sur son lit 
d'hôpital, pendant ces trois mois où il s'est vu 
décliner, il n'a pas ouvert la bouche sur le sacri- 
fice qui lui était demandé. C'était sa manière de 
l'accepter et ceux qui l'entouraient se sont incli- 
nés devant sa volonté. Mais, s'il n'y a pas eu de 
sa part épanchement du cœur, sa sérénité, son 
humeur affable et douce, sa bonté tranquille 
montraient qu'il fortifiait son âme à la source de 
vie. 

Charles Cornand est né le 5 juin 1893, à Pri- 
vas (Ardèche) où son père était professeur. C'est 
au collège de cette petite ville qu'il fit ses études 
secondaires ; c'est là également qu'il suivit l'ins- 
truction religieuse de MM. les pasteurs Valla et 
Mathieu. Déjà se manifestaient le sérieux, la 
limpidité de son âme ; et ses compagnons d'étu- 
des et d'Union chrétienne sentaient s'exercer sur 
eux l'influence de ce camarade au caractère si 
tranquille, à l'air doux, plutôt timide, mais si 
résolu dans son désir de bien faire. 

A la fin de 19 12, il partit pour l'Angleterre 
afin de se perfectionner dans la connaissance de 
l'anglais en vue d'une carrière commerciale. Il 
commença par séjourner au Collège de Weston- 
Super-Mare, puis ij s'installa comme professeur 



NOS TABLETTES D OR 53 



libre de français à Gosport. Il vécut là auprès 
d'un vieil ami de son père, le Rév. Tanner, qu'il 
accompagnait fréquemment au cours de ses visi- 
tes pastorales et de ses réunions en plein air dans 
les quartiers pauvres de la ville. C'est à cette 
époque que, changeant d'orientation, il fit part à 
ses parents de son grand désir de consacrer sa 
vie au service de Dieu. 

N'ayant pas de diplômes universitaires et un 
peu embarrassé pour entreprendre des études en 
vue du ministère, il se décida à entrer au 
Bible Training Institute de Glasgow, école de 
théologie pratique fondée par Moody, et qui pré- 
pare chaque année de nombreux pasteurs, évan- 
gélistes et missionnaires. Il y passa une année, 
conquérant l'affection de ses maîtres. 

Au cours de l'hiver eurent lieu, à Glasgow, 
sous la direction du D r Chapman, de grandes 
assemblées de Réveil qui firent une profonde 
impression sur beaucoup d'âmes. Charles Cor- 
nand n'était pas prodigue de confidences intimes; 
c'était, selon l'expression anglaise, « a man of 
few words ». Mais ses amis sont d'accord avec 
ses parents pour penser que les réunions du 
D r Chapman eurent sur lui une très grande in- 
fluence et donnèrent à sa vocation comme à sa 
piété l'impulsion décisive. Il ne céda pas du 
reste le moins du monde à la tentation de sous- 
estimer la valeur des études dans la préparation 
de son activité chrétienne. Les deux années ré- 



54 LE SEMEUR 



glementaires du Bible Training Institut e lui pa- 
raissaient même insuffisantes. Il rêvait de s'ins- 
truire solidement pour agir avec plus de force. 
La guerre vint interrompre son effort. 

Lorsque sonna la mobilisation, il était en va- 
cances à Privas. Quoique jouissant d'un sursis 
d'études à l'étranger, il se présenta immédiate- 
ment au bureau de recrutement. Versé, le 5 août, 
au ... e d'infanterie, il subit une courte prépara- 
tion militaire et, dès le début de novembre 1914, 
il était sur le front de la Somme. 

« Un jour, raconte son vieil ami d'enfance 
Marcel Valdeyron, dans une tranchée que nous 
avions creusée sous le feu des Allemands, j'appris 
qu'un renfort nous était arrivé et que, parmi 
nos nouveaux camarades, se trouvait Charles. 
Avec quelle ardeur je parcourus l'étroit boyau, 
demandant, dans tous les trous successifs, s'il n'y 
avait pas là un nommé Cornand, et avec quelle 
joie je l'entendis à la fin répondre à mes appels! 
Nous nous embrassâmes comme deux frères, 
tellement émus l'un et l'autre que nous ne sa- 
vions d'abord que nous dire. Désormais je 
n'étais plus seul » 

La rude vie commence dans « les épouvanta- 
bles tranchées ». La Somme, avec son hiver 
boueux, son printemps plus facile, la bataille de 
Champagne, l'oasis d'un séjour en Haute- Alsace, 
puis Verdun. Après vingt-cinq jours de souffran- 
ce indicible à Thiaumont, la division descend au 



NOS TABLETTES D OR 55 

repos, et Cornand est nommé caporal. Il lui faut, 
non sans douleur, quitter l'escouade où il a vécu 
plus d'un an et où tous avaient appris à l'aimer 
« comme savent aimer les soldats, d'une amitié 
brusque qui semble avoir peur de se dévoiler, 
mais qui est profonde pourtant et qui se témoi- 
gne, quand on se retrouve, par des poignées de 
mains significatives, et par des éclairs qui pas- 
sent dans les yeux ». 

Au milieu de sa nouvelle compagnie, du reste, 
Cornand ne tarda pas à se faire une place. 
« Dans cette grande famille, tout le monde le 
connaissait, et l'aimait. Il n'y avait pas de petits 
services qu'il ne rendît avec plaisir aux uns et 
aux autres. Il savait donner un coup de main à 
un retardataire, encourager par une bonne parole 
un camarade désolé, donner un conseil, écrire 
la lettre d'un soldat embarrassé, partager le pa- 
quet dernièrement reçu. Il savait aussi, en toute 
simplicité, exprimer à ses supérieurs des opinions 
dont ils prenaient note... » 

Au début de 1917, il suit un cours de perfec- 
tionnement, et. en juin, après des jours horribles 
passés au Chemin des Dames, « accroupi dans 
le boyau, à regarder monter les torpilles et à 
attendre la mort », il est nommé sergent et cité à 
l'ordre du régiment : « Remplissant les fonc- 
tions de caporal-fourrier, s'est multiplié pour 
assurer la liaison avec les unités voisines au 
cours de l'attaque du 11 mai 1917. A été un 



56 LE SEMEUR 



auxiliaire précieux pour son commandant de 
compagnie. » 

Encore un de ces changements de milieu, de 
camarades ! La situation était délicate : Cornand 
remplaçait un sous-officier qui avait demandé son 
changement parce qu'il ne pouvait rien faire de 
ses hommes. Lui, qui avait toujours son air 
timide, n'allait-il pas susciter la moquerie ? Mais 
il sut comprendre ses subordonnés, il sut, sans 
les punir, acquérir sur eux de l'autorité. Il par- 
lait, commandait, exigeait même sans blesser 
jamais. Il se montrait bon avec tous, camarade 
quand il fallait, mais il gardait toujours son au- 
torité. « Je n'ai jamais vu, écrit un camarade, 
chef plus aimé, plus respecté, plus obéi. » 

Consciencieux à l'extrême dans Faccomplisse- 
ment de sa besogne militaire, il trouvait du temps 
cependant pour cultiver de précieuses amitiés et 
pour enrichir son esprit par la lecture. C'est à 
cette époque que, grâce à des amis, il fit plus 
intimement connaissance avec la Fédération. Il y 
adhéra avec enthousiasme et devint un lecteur 
assidu de la Correspondance mensuelle. Dans la 
chaude atmosphère de notre cher groupement, 
sa personnalité, mûrie par les responsabilités, 
s'épanouissait. 

La grande bataille du printemps commença. 
La division de Cornand souffrit beaucoup au 
Kemmel. Mais lui revint encore indemne. Une 
seconde citation à l'ordre du régiment soulignait 



NOS TABLETTES D OR 57 

son persévérant courage : « Excellent sous-offi- 
cier, très courageux et très dévoué. S'est dépensé 
sans compter pour assurer les travaux de défen- 
se au cours des combats des 25, 26 et 27 avril 
1918. » Il était proposé pour le grade de sous- 
lieutenant. 

Modeste presque à l'excès, cet avancement ne 
le grisait pas. Mais il s'en réjouissait à cause de 
l'influence plus grande qu'il comptait pouvoir 
exercer. Il faisait des plans pour l'avenir. Pen- 
tecôte, au repos, fut, avec des amis, une fête de 
douceur et de détente. 

Quelques jours après, le 30 mai 1918, brus- 
quement, la division était alertée et se portait, à 
marches forcées, vers la Montagne de Reims me- 
nacée. En route, Cornand recevait sa noriiination, 
prenait son commandement. Vers le soir, on 
atteignit les lignes et le lendemain, alors que, 
paraît-il, il donnait sur le bord du talus, un obus 
vint le blesser à l'aisselle. Il survécut quelques 
heures ; mais, quand il arriva à l'ambulance, l'hé- 
morragie avait fait ?on œuvre, il était mort. 

Xotre camarade était simple, dans ses maniè- 
res comme dans ses paroles ; il était calme, au 
point que quelques-uns croyaient à de la froi- 
deur ; il avait volontiers sur les lèvres un sou- 
rire parfois imperce^ tiblement malicieux, tou- 
jours très affectueux et très bon. Mais, derrière 
cette simplicité, derrière ce calme, derrière ce 
sourire, il y avait une âme ardente, et u.ie âme 
qui souffrait. 



58 LE SEMEUR 



Deux douleurs, en particulier, ont pesé lour- 
dement sur lui pendant la guerre : la douleur, 
d'abord, de la guerre elle-même. C'était un doux 
et même un tendre. Et la cruelle réalité le faisait 
horriblement souffrir. 

Certes, il croyait de toute son âme à la justice 
de la cause pour laquelle il combattait, et seule 
cette foi ardente était capable de faire de ce pa- 
cifique un bon soldat, mais toujours sa pensée, 
son cœur, étaient hantés par le désir passionné 
que vînt, selon son expression constante, la fin 
de l'épouvantable tuerie. 

Et sa seconde souffrance était celle de vivre 
dans un milieu ou son âme si pure était trop sou- 
vent blessée, meurtrie par les conversations qu'il 
entendait, par les actes qu'il voyait. Son épreuve 
particulière fut, par suite des circonstances, d'être 
trop isolé, de ne pas avoir à côté de lui un confi- 
dent de ses préoccupations spirituelles. Il voyait 
avec un serrement de cœur les ravages moraux 
de la guerre : « La guerre, loin d'avoir amené 
les âmes à Dieu (je parle d'une façon générale), 
comme certains chrétiens l'ont cru et le croient 
encore, les en aura éloignées. N'est-il pas logi- 
que, d'ailleurs, que le déchaînement de toutes les 
puissances du mal amène du mal et non du 
bien ? L'on se sent parfois découragé devant 
tout ce inal. Pourtant, on ne devrait pas. Nous 
n'avons pas assez de foi, nous ne faisons pas 
assez usage de cette grande puissance qui nous a 
été donnée et qui est la prière. » 



NOS TABLETTES D OR 59 



Tout Charles Cornand est là, avec ses grandes 
souffrances, mais aussi avec sa grande foi qui le 
rendait victorieux. Il croyait d'une manière hum- 
ble et forte. Ses expériences de la guerre 
n'avaient fait qu'enrichir sa piété, déjà si per- 
sonnelle et si vivante. Tout, en lui, respirait la 
foi. 

Et c'est de là que venait, en dépit de ses souf- 
frances, cette sérénité joyeuse qui était la carac- 
téristique dernière de sa personnalité. Après les 
rudes heures du Chemin-des-Dames, où il avait 
vu de si près la captivité et la mort, il pouvait 
écrire : « Malgré tout, Dieu est là, qui peut 
continuer à me garder, et qui me gardera si telle 
est sa volonté. Que peuvent faire les Allemands 
contre Lui ? » Et, au cours même de la bataille 
de la Malmaison : « Soyons forts et courageux. 
Gardons la confiance et... le sourire en dépit de 
tout ! » Sur les pentes du Kemmel, alors que 
l'angoisse oppressait les âmes, il restait calme et 
réconfortait un ami avec tant de puissance que 
celui-ci, à son tour, devenait capable d'en récon- 
forter d'autres. Et le jour enfin où il fut blessé, 
lorsque les soins du poste de secours l'eurent fait 
sortir pour un moment de l'inconscience où il 
était déjà tombé, il n'eut de paroles que pour re- 
mercier avec une infinie douceur ceux qui s'étaient 
occupés de lui... « Nous croyons, a écrit un de 
ses amis d'Angleterre, — et tous ses amis de 
guerre s'associent à ce beau témoignage — nous 



60 LE SEMEUR 



croyons qu'il est maintenant avec son Sauveur 
qu'il aimait et qu'il s'efforçait de suivre de près. 
A le voir si bon, à le voir haïr si fort tout ce 
qui est impur, on sentait bien qu'il était prêt à 
« voir le Roi dans toute sa beauté ». 

Edouard de Robert est né à Saint-Amans-Val- 
toret (Tarn), le n février 1893. Son père était 
pasteur et il fut élevé dans un milieu religieux 
où la foi personnelle était placée au premier 
rang, où l'accent était mis constamment sur la 
responsabilité de lame dans les décisions spiri- 
tuelles qui engagent la vie entière. En 1901, il 
suit son père à Bordeaux, où il commence ses 
études au lycée. Il devait tout naturellement faire 
partie de notre groupe de Lycéens chrétiens. En 
1913, reçu simultanément à l'Ecole Polytechni- 
que et à l'Ecole Normale, il opte pour cette der- 
nière. A Paris, il jouit beaucoup de ses études et 
de l'atmosphère scientifique et morale qu'il res- 
pire. Au bout de quelques mois, la lecture de 
l'Evolution créatrice de Bergson, et probablement 
aussi le désir d'élargir ses horizons intellectuels, 
le décident à s'orienter vers les sciences natu- 
relles. Il fait de la botanique avec passion. En 
juin 19 14, il est reçu licencié avec la mention très 
bien. A l'Ecole Normale, il s'imposait à tous par 
sa gaieté et, en même temps, par sa pureté de 
mœurs. Aussi souvent que son travail le lui per- 
mettait, il suivait les réunions de l'Association 



NOS TABLETTES d'ûR 6l 



de la rue de Vaugirard. La conférence de 
M. John Mott à l'Oratoire, en novembre 1913, 
l'avait profondément remué. Ses préoccupations 
religieuses se développaient. On en trouve les 
traces dans sa correspondance d'alors. C'est ainsi 
qu'il y note, en 1913, un sermon de M. Monnier 
spécialement adressé aux étudiants : « Son texte 
était à peu près : « Faites la volonté de Dieu et 
vous verrez si ma doctrine est de Dieu. » Cette 
idée d'une obéissance préalable, qui devient en- 
suite source et cause de lumière et de révélation, 
a été présentée d'une manière si logique et si 
lumineuse qu'il était impossible de ne pas réflé- 
chir. » Réfléchir et se faire une conviction bien 
personnelle, c'est, en effet, son souci constant. En 
1915. il offrira un Nouveau Testament à l'un de 
ses camarades avec cette dédicace : « A mon 
compagnon d'armes B., en souvenir de la grande 
guerre et d'une discussion sur : une religion rai- 
sonnablement acceptable. » 

La guerre le surprend à Nancy, où il terminait 
une période d'instruction militaire avec ses cama- 
rades de l'Ecole Normale. Envoyé successivement 
à Troyes et à Mâcon, il est nommé sous-lieute- 
nant à la fin de décembre et part pour le front 
au commencement de janvier 1915. Il est ardem- 
ment pacifique et la guerre pose devant lui un 
douloureux problème. Mais il ne tarde pas à 
concilier ses devoirs de chrétien et de soldat, 
comprenant le sens rrofond de la guerre actuelle; 



02 LE SEMEUR 



et cet idéaliste pacifique devient un splendide 
guerrier. Une lettre de M. l'aumônier Cadier, 
écrite après sa mort, fait bien ressortir ce trait 
de sa physionomie morale : « ...La dernière fois 
que j'ai vu Edouard, c'était sur le sommet du 
Mort-Homme, où ce capitaine de vingt-cinq ans 
avait établi son poste de commandement provi- 
soire de commandant de bataillon. En le consi- 
dérant debout sur ce sommet funèbre, pétri 
d'acier et de chair humaine, en entendant tom- 
ber de sa bouche des paroles sereines devant 
l'immense horizon des lignes ennemies, depuis le 
bois de Chaume jusqu'au piton de Montfaucon 
vers lequel le soleil se couchait dans le sang, j'ai 
eu l'impression qu'il y avait chez ce jeune hom- 
me quelque chose de si grand que je l'appelai : 
« duc du Mort-Homme ». Il me répondit avec 
un sourire attristé : « Mort-Homme, je n'aime 
pas ce nom. » ...Il symbolisait à mes yeux ce 
qu'a de plus beau l'âme de notre armée : avec 
une farouche résolution et une foi ardente, il 
menait la guerre à la guerre, et avec quelle supé- 
riorité d'intelligence ! » 

Arrivé au front, Edouard de Robert se rend 
d'abord dans la région de Lassigny. Il prend très 
au sérieux ses nouvelles responsabilités et rem- 
plit là consciencieusement ses fonctions de chef 
de section. Il est très préoccupé de la situation 
de ses soldats : « Je leur témoigne, écrit-il le 
24 janvier 191 5, autant de sympathie que je puis 



NOS TABLETTES I)'oR 6^ 



et je suis payé de retour. » Il est sous les ordres 
du capitaine G. qu'il admire beaucoup pour son 
intelligence et sa haute conception du devoir. Il 
lit avec intérêt les publications de la Fédération 
et tout particulièrement les conférences qui lui 
sont envoyées chaque semaine. Réservé dans 
l'expression de ses sentiments religieux, il s'était 
fait du christianisme une conception scientifique 
et très personnelle. Le ton général de ses lettres 
est très gai. Parlant des rats qui, la nuit, atta- 
quent sa cagna, il écrit, en février 191 5 : « J'es- 
saye bien de les intimider avec ma grosse voix ; 
mais ils sont extrêmement braves, et, jusqu'ici, 
mes cris n'ont réussi qu'à réveiller en sursaut 
l'adjudant qui, croyant à une alerte, se précipite 
sur son masque en ienversant la table, la chaise 
et le seau à café. » 

Voici comment il raconte sa première pa- 
trouille : « ...Je me lève pour m'approcher en- 
core un peu et pour mieux entendre. Mais, au 
même moment, une forme noire se dresse devant 
moi, derrière le talus. Une voix forte crie deux 
fois et très distinctement : « Hait ! wer da ? » 
Puis, aussitôt, six coups de fusil nous sifflent 
aux oreilles. Nous nous étions heurtés à une 
patrouille fixe que les Allemands avaient posée 
là pour protéger leurs travailleurs. Ces braves 
Allemands ont dû avoir aussi peur que nous, car, 
à cette distance et avec la lune qu'il faisait, ils 
sont impardonnables — mais pardonnes — : de 



64 LE SEMEUR 



n'avoir touché personne. Ils étaient trop bien 
abrités et trop près de leurs lignes pour que je 
pusse rien faire contre eux. Je me suis contenté 
d'aller rapporter le plus vite possible le rensei- 
gnement sur les travailleurs ; on a téléphoné aux 
75 et, dix minutes après, ils ont reçu une rafale 
bien ajustée. Et ceci s'est passé sur un champ de 
betteraves de la Picardie, en l'an de grâce 191 5, 
et celui qui en a fait les frais est un jeune hom- 
me doux et poli qui, jusqu'ici, n'avait eu d'autres 
occupations que de suivre une démonstration ou 
de disséquer une fleur. » 

Quelque temps plus tard, il fait une patrouille 
extrêmement audacieuse à la suite de laquelle il 
obtient sa première citation à l'ordre de la divi- 
sion : « Chargé de l'instruction des grenadiers, 
a su leur inculquer ses qualités de confiance et 
de bravoure. Est sorti en plein jour loin du ré- 
seau de fils de fer pour prendre une pancarte 
placée par les Allemands pendant la nuit. A di- 
rigé avec plein succès une patrouille audacieuse 
qui s'est précipitée à la baïonnette contre les 
éclaireurs ennemis et a fait un prisonnier (août 
1915). » 

Il participe à la bataille de Verdun, puis est 
envoyé à Mouy où il fait aux grenadiers un 
cours sur « la tactique du combat à la grenade ». 
Le succès de son cours est tel qu'il reçoit des 
félicitations de ses chefs : « Le général T., com- 
mandant la ... e division indépendante, exprime 



NOS TABLETTES D OR 



sa très vive satisfaction à M. le sous-lieutenant 
de Robert pour les services qu'il a rendus dans 
l'instruction des bombardiers et des pionniers 
d'infanterie de sa division. Témoignage en sera 
fait sur le feuillet de campagne de cet officier. » 
Le général M., à son tour, souligne ces félicita- 
tions : (( Le sous-lieutenant de Robert s'est mon- 
tré un officier instructeur de premier ordre ; très 
compétent dans toutes les questions concernant 
le combat à la grenade, il a mis constamment au 
service de sa tâche son intelligence d'élite et son 
ardeur communicative. Officier d'une valeur in- 
discutable, il est capable de diriger avec succès 
les grenadiers de son régiment. )> 

Quelques mois après, il rejoint son régiment. 
Il ne le quitte plus et, pendant plus d'un an, il 
piendra part avec lui aux actions les plus dan- 
gereuses. Une fois, il abrège de deux jours l'une 
de ses permissions pour pouvoir être avec ses 
hommes au moment de l'attaque. Il est de nou- 
veau cité à l'ordre de la division et promu lieu- 
tenant : « Les I er et 3 mars 1917, s'est offert 
spontanément pour effectuer des reconnaissances 
dans les tranchées précédemment occupées par 
l'ennemi. Ayant trouvé un des postes abandonnés 
par les Allemands, l'a minutieusement exploré et 
y est retourné de lui-même pour le faire sauter. 
A montré, pendant ces opérations, les plus belles 
qualités de bravoure, de calme et de sang-froid. 
Blessé pendant les combats de novembre 1916 

5. 



66 LE SEMEUR 



sous Chaulnes, a refusé de se laisser évacuer. 
Déjà cité à l'ordre de la division en août 1915. » 

Quelques jours plus tard, il a la joie d'assister 
enfin à un repli de l'ennemi : « J'ai éprouvé, 
écrit-il le 21 mars, une émotion très forte et très 
douce en entrant tête haute dans ce Lassigny 
que j'avais observé pendant un an et dont les 
redoutes nous paraissaient imprenables. Le mo- 
ral de nos soldats est naturellement excellent. 
Le spectacle des incendies, des rapts, des destruc- 
tions systématiques contient pour eux un ensei- 
gnement très éloquent. » 

Le 21 juin 191 7, il obtient une citation à l'or- 
dre de la division, la troisième, qui le montre 
bien à l'œuvre : « Par une vigilance de tous les 
instants, par les dispositions éclairées qu'il a pri- 
ses, en maintenant très haut," par son exemple, le 
moral de ses hommes, a réussi à arrêter une 
attaque dirigée sur les tranchées qu'il avait pour 
mission de défendre. » 

Cette vie de perpétuel combat ne tue pas en 
lui l'activité scientifique et il demande- alors qu'on 
lui envoie sa loupe et son microscope et, entre 
deux combats, il étudie la flore des tranchées. 
En août, il revient à Verdun et participe à l'atta- 
que du bois d'Avocourt. Il part en tête de sa 
compagnie, qu'il commande pour la première fois, 
à l'assaut. Il l'électrise par son entrain, conquiert 
rapidement le terrain désigné, repousse sept ou 
huit contre-attaques et, par une manœuvre auda- 



NOS TABLETTES D'OR 67 



cieuse, fait un grand nombre de prisonniers. Il 
reçoit la croix de la Légion d'Honneur sur le 
champ de bataille : « Officier de grande valeur. 
Au cours de l'attaque du 20 août 191 7, a fait 
preuve des plus belles qualités militaires de bra- 
voure, de mépris absolu du danger, d'initiative 
et de sacrifice. A entraîné sa compagnie à l'as- 
saut, lui faisant dépasser ses objectifs dans le mi- 
nimum de temps. A appuyé ensuite les unités voi- 
sines menacées par les contre-attaques ennemies 
et a guidé enfin, sur un terrain inconnu d'elle, 
une compagnie mise à la disposition du bataillon 
pour une contre-attaque de nuit. Une blessure. 
Trois fois cité à l'ordre. » 

Après un séjour dans l'Argonne, il revient à 
Verdun où il occupe, dans les tranchées, un sec- 
teur peu agité. En janvier 1918, il est promu ca- 
pitaine. Il reste très calme en apprenant la nou- 
velle de l'avance allemande sur Paris. Pas un 
instant, il ne doute de -la victoire et il écrit : « Je 
voudrais pouvoir vous communiquer mon opti- 
misme et mes espérances. » 

Ce qu'il est pour ses hommes, nous le voyons 
avec une clarté saisissante dans une note écrite 
dans le bois F. et adressée aux quatre chefs de 
section : « La grande nouvelle de la relève de 
notre division est désormais connue de tous. En- 
core une fois, un secret de la plus haute impor- 
tance a été divulgué bien avant l'heure. Je ne 
veux pas garder pour moi tout seul un secret de 



68 LE SEMEUR 



polichinelle et vous cacher pins longtemps que 
vous n'avez que deux jours à passer dans votre 
situation actuelle. Ces deux jours, je vous de- 
mande, non que vous les passiez au bois F., mais 
que vous les utilisiez. Votre activité peut et doit 
s'exercer sur des points très divers. Il y a d'abord 
l'armement que nous devons entretenir impec- 
cable, etc.. Il y a aussi et surtout le moral de 
vos hommes, auquel il convient d'apporter une 
particulière sollicitude ; vous devez être perpé- 
tuellement aux écoutes pour surprendre la pulsa- 
tion morale de votre section, pour l'entretenir et 
la corriger. Ceci vous est particulièrement aisé 
dans une situation où l'exiguïté des abris impose 
la plus complète promiscuité entre les chefs et les 
hommes. Saisissez cette occasion, non pour bour- 
rer le crâne de vos poilus, mais pour apprendre 
à les mieux connaître, pour leur témoigner la 
cordiale sympathie à laquelle ils ont droit et qui 
n'exclut pas la discipline, pour les placer sous 
l'influence de vos personnalités. En ce faisant, 
vous accomplirez la plus importante, la plus in- 
dispensable partie de votre service. Au point où 
se trouve la guerre, elle n'est plus une guerre de 
matériel, elle est une guerre de moral. Tout le 
monde aura des canons. Quelques-uns sauront 
conserver un moral infrangible et ceux-là auront 
îa victoire. C'est un accident de moral qui a dé- 
tourné la Russie de ses intentions premières et 
loyales ; c'est spécialement pour des raisons mo- 



NOS TABLETTES D'OR 69 



raies que l'Amérique est entrée en guerre. Ce mo- 
ral extrêmement sensible, facilement alarmé, vous 
devez le considérer comme un dépôt très délicat 
et très précieux dont vous auriez la charge et 
l'entretien. La tâche, certes, n'est pas simple ; 
elle se complique par la présence, dans vos es- 
couades, d'éléments étrangers et quelquefois 
équivoques. Ce vous est une raison de plus pour 
être attentifs. Votre titre de chef, votre connais- 
sance de la vérité historique et des conséquences 
internationales et humaines que peut avoir cette 
guerre bien terminée, vous imposent d'être l'ar- 
mature, le soutien permanent du moral de vos 
hommes. Si je vous fais à ce sujet, aujourd'hui, 
des recommandations particulièrement pressantes, 
ce n'est pas que j'aie lieu d'être mal satisfait. Je 
me flatte même de commander une compagnie 
où, grâce à vous et pour le moins autant que 
dans toute autre, existent la véritable camara- 
derie, la bonne humeur, le sens du devoir et la 
valeur militaire. Mais tout ceci n'est pas définiti- 
vement acquis et mérite d'être entretenu par un 
effort incessant. » 

Un des amis qui ont le mieux connu Edouard 
de Robert et qui avaient pénétré le plus avant 
dans cette âme d'élite nous dresse, dans les lignes 
qu'on va lire, un portrait extrêmement vivant de 
celui que nous avons perdu : « Ce qui frappait 
tout d'abord en lui, c'était la vie intense dont 
tout son être débordait ; son corps d'une vigueur 



70 LE SEMEUR 



qui semblait défier la mort, son beau visage à 
l'expression si virile et si franche, son intelli- 
gence limpide et de belle envergure, sa riante 
imagination, son affectueuse sensibilité qu'il dis- 
simulait parfois sous des allures un peu cava- 
lières, son caractère éminemment sociable et où 
rayonnait je ne sais quelle joie de vivre, sa voix 
elle-même, sa voix forte et richement timbrée, 
tout en lui était vie ardente et largement épa- 
nouie. 

« Et cette vie, qui s'écoulait en une saine et 
très française gaieté, un flot de paroles brillantes, 
une inlassable activité, était dominée par une 
volonté plus forte que les événements. Oui, cette 
volonté, — qu'exprimait la flamme du regard — 
était bien chez lui la maîtresse qualité d'un ca- 
ractère noble, courageux et loyal. Il était de ces 
natures dont on a dit qu'elles brisent la destinée 
ou se font briser par elle, et, si les ciconstances 
l'avaient permis, peut-être fût-il devenu l'une de 
ces fortes personnalités qui jaillissent de la 
culture française et de l'esprit protestant. Et cette 
volonté toujours orientée vers le devoir immédiat 
et servie par les plus beaux dons naturels fit de 
lui au lycée un excellent élève, au front un in- 
comparable soldat ; il était homme d'action, tra- 
vaillait avec une scrupuleuse conscience, ne re- 
culait devant rien ; surtout, il avait horreur de 
l'a peu près et c'est tout entier qu'il se donnait à 
sa tâche, soit qu'il fît l'instruction des officiers 



NOS TABLETTES D'OR 71 

grenadiers, soit qu'il entraînât sa compagnie à 
l'assaut ; souvent même, il s'offrait spontanément 
pour de périlleuses missions. Aussi fut-il haute- 
ment apprécié de ses chefs qui lui prodiguaient 
leurs témoignages d'estime et adoré de ses hom- 
mes dont il s'occupait avec un soin jaloux ; par 
tous les moyens, il s'ingéniait à améliorer leur 
« ordinaire », à leur procurer un peu de bien- 
être, à affermir ou exalter leur moral ; il aimait 
à dire les vertus du fantassin de France, du fan- 
tassin de la tranchée, et le rôle souvent obscur 
mais toujours incomparablement grand qu'il joue 
dans la guerre actuelle, et il eût souhaité que la 
reconnaissance nationale s'exprimât à son égard 
autrement que par des discours ou des articles de 
journaux. En permission, il luttait contre tout 
pessimisme par le joyeux rayonnement de sa 
confiance. Fidèle à la devise de ses pères : « Si 
fortuna torquet, spes juvat », il conservait, aux 
heures les plus sombres, une sérénité réfléchie ; à 
ceux qui perdaient espoir ou trouvaient la guerre 
trop longue, il apportait le réconfort de son 
exemple et disait son indéfectible foi dans le 
succès final de nos armes. Et cette vigueur d'âme, 
qui s'était largement épanouie au contact de la 
guerre et de ses fortes réalités, il l'avait sinon 
complètement acquise, du moins singulièrement 
développée par une constante discipline. Une 
méthode féconde présidait à toutes ses activités 
et lui faisait cultiver harmonieusement toutes les 



72 LE SEMEUR 



puissances de son être, soit qu'il assouplît son 
corps aux exercices physiques, soit qu'il orientât 
son intelligence vers les objets les plus divers, 
soit qu'il disciplinât son caractère en soumettant 
tous ses actes au contrôle de la raison. 

« C'était bien dans cet épanouissement com- 
plet de tout son être que résidait sa haute origi- 
nalité. Ce qui le caractérisait, c'était moins l'excel- 
lence de ses qualités que leur harmonieux équi- 
libre. Vigueur et beauté resplendissaient égale- 
ment dans son corps, dans son intelligence, dans 
son âme, en sorte qu'il réalisait un type très com- 
plet et très rare d'humanité : être homme dans 
la plus haute acception du mot, tel était l'un des 
buts qu'il s'était visiblement 'fixés ; et ne l'avait-il 
pas déjà magnifiquement atteint ? » 

Nous touchons malheureusement à la fin de 
cette trop courte vie. Dans les derniers jours de 
juillet 1918, Edouard de Robert quitte Verdun et 
prend la direction de Château-Thierry. Avant de 
partir à l'attaque, il envoie à l'un de ses frères, 
exposé comme lui à tous les dangers, un passage 
souligné et annoté des Pensées de Pascal. Le 
29 juillet, il est à l'assaut d'une position à enle- 
ver. Il communique à ses hommes son courage. 
Sur un terrain extrêmement battu par les balles 
et les obus, il ne cesse de se jeter en plein danger 
pour maintenir la liaison entre sa compagnie et 
les unités voisines. Dès le matin, son chef de ba- 
taillon ayant été tué, il prend le commandement 



NOS TABLETTES D OR 73 

dans des circonstances difficiles, paie d'exemple 
sous des tirs meurtriers de mitrailleuses. Par 
trois fois, il s'élance à la baïonnette avec des 
fractions de réserve, bousculant les Allemands, 
s'exposant héroïquement pour entraîner ses hom- 
mes. Vers 3 heures de l'après-midi, il est atteint 
mortellement d'une balle au front au moment 
où, debout et un fusil à la main, devant ses hom- 
mes blottis dans des trous d'obus, il indiquait du 
geste un nouvel objectif pour une contre-attaque 
qu'il s'apprêtait à conduire. Après sa mort, sous 
la pression des xA.llemands, nos troupes cèdent un 
peu de terrain et le corps de notre camarade 
reste momentanément dans les lignes ennemies. 
Quelques jours plus tard, — exactement le 
I er août, — à la suite d'une contre-attaque, il est 
retrouvé et enterré dans le cimetière du Grand- 
Rozoy. 

Edouard de Robert, au lendemain de sa mort, 
a été cité à l'ordre de l'armée : « Officier d'une 
haute valeur morale et militaire, merveilleux en- 
traîneur d'hommes. Le 29 juillet, est parti à la 
tête de sa compagnie avec sa bravoure habituelle. 
Dès le matin, son chef de bataillon ayant été tué, 
a pris le commandement du bataillon, n'a pas 
cessé de montrer une admirable activité pour 
progresser, organiser sa ligne de résistance et 
encourager ses hommes. A résisté à plusieurs 
contre-attaques, contre-attaquant lui-même à la 
baïonnette en tête de ses hommes. Blessé mortel- 
lement au cours d'une contre-attaque. » 



74 LE SEMEUR 



Pendant la préparation de ce numéro, nous 
apprenons la mort de Vincent Hollard, Henri 
Breton, Georges Littsius, Charles Grébert, Henri 
Lafont et Fernand Vioujas. 

NOS DISPARUS 

Toujours aucune nouvelle de : Paul Morel, 
Albert Aiger, Alfred Alcais, Jean Dubois, Jac- 
ques Forel, Georges Loupiac, Emile Robequain, 
de Maguin, Rochelin, Georges King. 

NOS PRISONNIERS 



Nous apprenons que 5\ Delattre et H. de Vcr- 
bizier ont été faits prisonniers. Nous n'avons au- 
cun détail. 

Bobby Kriegk a subi, en Allemagne, l'ampu- 
tation des deux jambes. ' 

Nous recevons de bonnes nouvelles d'Emile 
Granade. 

NOS BLESSÉS ET NOS MALADES 

Paul Beyvin a eu la grippe mais a rejoint sa 
batterie. — Pierre Condamy est toujours à l'hô- 
pital 12 à Limoges. — C. Coquerel a été griève- 
ment blessé au bras droit ; il est en traitement à 
TH. O. E. de Cravant (Yonne). — Bernard Dat- 
charry a fait une chute de bicyclette et a été lé- 



NOS TABLETTES D OR 75 



gèrement blessé. — René Gounelle est toujours 
en convalescence à Cavalaire. — Jean Guex, 
grièvement blessé à l'abdomen par une balle, est 
soigné à l'hôpital complémentaire 45, Nou- 
veau Lycée, Lyon. — Robert Hug a rejoint 
le front après une courte convalescence. — 
Georges Lauga va de mieux en mieux. — 
Paul Laville a été atteint par les gaz. — 
William Luigi, après avoir été soigné pour 
une commotion, a été envoyé comme interprète 
dans un camp. — Jean Marchand, atteint de la 
grippe, est à l'hôpital complémentaire 37 à Pau. 
— Robert Pont a eu le bras gauche cassé par un 
éclat d'obus ; il est en traitement à l'hôpital 
mixte- de Libourne. — Jacques Sabatier a été 
évacué d'Orient pour une bronchite et fatigue 
générale ; il est soigné à Hyères. — Jean Tcys- 
saire va beaucoup mieux et est réformé tempo- 
rairement. — Daniel Vernier a rejoint le front. 

CITATIONS ET PROMOTIONS 

Charles Westphal, sous-lieutenant, est promu 
chevalier de la Légion d'honneur : « Excellent 
officier, d'une grande bravoure, animé du plus 
bel esprit de devoir. A été grièvement blessé le 
26 avril 1918 en observant à découvert les mou- 
vements de l'ennemi. Perte de la vision de l'oeil 
gauche. » 

Frédéric Forel, sergent, est cité à l'ordre de la 



7 6 LE SEM.EUR 



division : « Très bon sous-officier, d'un calme 
remarquable. S'est distingué tout particulière- 
ment le 10 août dans le nettoyage d'un bois où ii 
avait une mission spéciale très délicate. Dans la 
même journée, a contribué à la prise d'un village, 
secondant d'une façon très efficace son chef de 
section. Blessé grièvement le 19 août 1918. » 

René de Riehemond~ aspirant, est cité à l'or- 
dre du régiment : « Officier énergique ayant 
fait preuve d'un calme et d'un sang-froid remar- 
quables pendant l'attaque du 8 septembre. A, par 
-a belle attitude auprès des hommes, contribué à 
refouler l'ennemi et à atteindre l'objectif fixé. » 

André JEschimann est cité à Tordre de la di- 
vision : « Caporal infirmier ayant fait preuve 
d'un courage et d'un dévouement absolus depuis 
le début de la campagne, s'est de nouveau distin- 
gué au cours du fonctionnement intensif et pé- 
rilleux de la formation aux affaires du Kemmel 
et de la montagne de Reims en avril et mai 
1918. » 

Edouard Gide a été cité i° à l'ordre du corps 
d'armée : « Sous-officier d'une haute valeur mo- 
rale. Le 30 mars, s'est porté résolument en avant 
avec sa section pour arrêter la progression de 
l'ennemi. S'est cramponné au terrain qu'il a or- 
ganisé sous un violent bombardement et des feux 
de mitrailleuses. » Nommé sous-lieutenant, il a 
eu une seconde citation à l'ordre de l'armée : 
« Officier mitrailleur, plein d'allant et d'entrain. 



& 



NOS TABLETTES D OR 77 



Le 13 août a brillamment conduit ses mitrailleurs 
à l'attaque, élevant leur moral par son calme et 
sa froide bravoure. A permis de cueillir de nom- 
breux prisonniers et a assuré la défense d'un 
village malgré de nombreuses contre-attaques. » 

André Dietz est cité à l'ordre de l'armée. — 
Georges Finiel est cité à Tordre du corps d'ar- 
mée et de la division. — Georges Herrmann est 
cité à l'ordre du corps d'armée. — Etienne Peyre 
et Emmanuel Peyron sont cités à Tordre de la 
division. 

Daniel Lafont, Emile Fabre, Jean Bertrand et 
H. Lauth sont nommés brigadiers. — Charles 
Davtigue est promu sergent. — H. Neubert est 
promu maréchal des logis. — Conrad Kilian et 
A. Verriest sont promus aspirants. — André La- 
fon, Roger Vène, Ernest Pascal, Auguste Mey- 
nard, Henry Suard sont promus sous-lieutenants. 
— Emmanuel Peyron est promu lieutenant. 



-î- -?- 



NOTES ET DOCUMENTS 



LA QUESTION FLAMANDE ET LA FRANCE 

De M. Emiie Vandervelde, dans le Manuel général 
de l'Instruction frimaire (12 octobre 1918) : 

«... D'abord, il estabsolument tendancieuxd'assimiler, 
comme d'aucuns y tendent, la question flamande à la 
question irlandaise. En Irlande, il s'agit d'une 
minorité qui, parlant la même langue que ses vainqueurs, 
a subi pendant des siècles leur domination. Cette 
minorité aspire justement, sinon à l'indépendance, du 
moins à l'autonomie. En Flandre, au contraire, il s'agit 
d'une majorité, parlant une autre langue que la minorité 
gouvernante et qui. pendant un certain nombre 
d'années, faute de droits politiques, n'a pu faire 
reconnaître ses droits linguistiques. 

« Sur sept millions et demi de Belges, il y a, en 
gros, trois millions de Wallons, ne parlant que le 
trançais ; trois millions de Flamands, ne parlant que 
le flamand ; quinze cent mille personnes parlant les 
deux langues. 

a Mais les Belges bilingues sont, pour la plupart, 
des Flamands. Sans parler de Bruxelles, ils forment 
la majorité de la population bourgeoise dans des villes 
comme Gand, Bruges, et dans une moindre mesure, 
Anvers. Beaucoup sevantentde leur «culture française» 
et, tout en parlant assez mal le français, se font un 
mérite de parler plus mal encore le flamand, « cette 
langue des paysans et des domestiques )). On les 
appelait jadis les Leliaerts, les gens de la fleur de lys ; 
on les désigne maintenant sous le nom de fr an s qui lions. 



NOTES ET DOCUMENTS 79 



et c'est avec eux. généralement, que prennent contact 
les Français quand ils visitent nos Flandres. 

« Or, aussi longtemps que dura chez nous le régime 
censitaire, avec ses électeurs à 42 francs 32 centimes 
(20 florins de contributions directes), ce fut cette 
bourgeoisie francisée des Flandres qui se partagea, 
avec la bourgeoisie wallonne, le gouvernement du pays. 
Et. naturellement, elle le gouverna dans la langue de 
tous les dirigeants > le français. 

« Quant aux masses populaires flamandes, — les 
paysans et les ouvriers du Limbourg, de la province 
d'Anvers, des deux Flandres, — elles n'avaient pas 
voix au chapitre. Elles étaient gouvernées, adminis- 
trées, commandées, jugées — et condamnées — dans 
une langue qu'elles ne parlaient pas. Quelque sous- 
ordre leur traduisait, tant bien que mal, les ordres 
des grands chefs. Un interprète attaché aux tribunaux 
communiquait leurs explications aux juges. Il ne 
serait venu à l'idée de personne de parler flamand au 
Sénat ou à la Chambre des Députés. 

ce Mais, en 1893, sous la poussée des ouvriers socia- 
listes, et surtout des ouvriers socialistes de Wallonie, 
le régime censitaire s'effondre. Le suffrage universel 
succède au suffrage restreint. Les gens du peuple fla- 
mand obtiennent le droit de vote. Et, naturellement, 
comme premier résultat de leur accession à la vie 
publique, ils exigent que leurs mandataires, soient 
en mesure de les comprendre : ils prétendent être 
gouvernés, administrés, jugés, commandés, dans la 
seule langue qu'ils comprennent. 

« Ce sont là des revendications si justes, si légiti- 
mes, que, s'il s'agissait, non pas de Flamands en 
contact avec la culture française, mais de Danois ou 
de Polonais, en contact avec la culture allemande, pas 
un Français n'hésiterait un seul instant à les accueillir 
et à les appuyer. 

(( D'où vient doncque, néanmoins, les revendications- 
linguistiques des populations flamandes se heurtent à 
de vives oppositions, et qu'après vingt-cinq ans de 



8o LE SEMEUR 



suffrage général, elles n'aient reçu encore que des 
satisfactions partielles ? 

(( C'est, tout d'abord, parce que, dans nos classes 
dirigeantes, le français jouit en quelque sorte d'une 
possession d'état : l'obligation d'apprendre le flamand, 
pour obtenir des emplois à Bruxelles ou en Flandre, 
gêne les aspirants fonctionnaires wallons ; ils sont 
antiflamingants . 

« Les lois qui créent des cours flamands dans l'ensei- 
gnement secondaire, afin d'obliger les fils de la bour- 
geoisie francisée à connaître la langue du peuple avec 
lequel ils sont ou devraient être en contact, leur appa- 
raissent comme des mesures de contrainte ; ils sont 
anti flamingants . 

« Le projet de transformer l'Université de Gand en 
une Université flamande, de manière à avoir une Uni- 
versité d'Etat flamande et une autre française, est 
représenté, fort injustement, aux Wallons et aux amis 
de la culture française comme une menace pour celle- 
ci ; ils sont antiflamingants . 

« Il convient d'ajouter que certains flamingants eux- 
mêmes — un très petit nombre heureusement — font 
ce qu'ils peuvent pour compromettre une juste cause, 
par des revendications excessives ou inopportunes. Ils 
condamnent V activisme, mais ils s'en servent pour 
réclamer la réalisation hic et nunc de tout leur pro- 
gramme, avant que la Belgique ne soit libérée, et que 
son Parlement n'ait pu se réunir. 

« Le mouvement flamand n'est pas, malgré les appa- 
rences que d'aucuns veulent lui donner, un mouvement 
nationaliste ; c'est, dans sa réalité substantielle, un 
mouvement démocratique. Il grandit, il doit nécessai- 
rement continuer à grandir, avec la démocratie même. 
Dès à présent, dans toute la partie flamande de la Bel- 
gique, il n'y a pas un seul député — catholique, libé- 
ral ou socialiste — qui n'admette en matière linguisti- 
que cette formule, récemment proclamée par le Gou- 
vernement belge : Egalité de fait et de droit des deux 
langues natiojiales. 



NOTES ET DOCUMENTS 



« Certes, l'application loyale de ce principe heurtera 
des habitudes, lésera des intérêts, provoquera des 
mécontentements — chez les jeunes bourgeois, par 
exemple, qui, se destinant aux fonctions publiques, 
trouvent tout naturel de devoir apprendre le grec ou le 
latin, mais se hérissent à la seule pensée qu'on les 
oblige à apprendre la langue maternelle de la grande 
moitié de leurs compatriotes ! 

« Mais ceux-là oublient trop que les fonctionnaires 
sont faits pour le peuple, non le peuple pour les fonc- 
tionnaires : ce ne sont pas des coalitions d'intérêts 
particuliers qui, sous prétexte de défendre la culture 
française, mettront en échec la ferme volonté des 
populations flamandes de voir reconnaître leur droit. 

(( Celui qui écrit ces lignes ne saurait être suspect 
d'en vouloir à la culture française. Cette culture est 
la sienne. 

(( Fils d'un père flamand et d'une mère d'origine 
française, il a été élevé exclusivement en français. 
C'est depuis l'Université qu'il a appris un peu de fla- 
mand, comme on apprend une langue étrangère. Dépu- 
té d'une circonscription qui compte deux tiers de Fla- 
mands, il se trouve dans cette situation pénible de n'être 
pas en état de parler en public à la majorité de ses 
électeurs. 

(( Et son histoire est celle de la plupart des bourgeois 
de sa génération, séparés par la barrière des langues de 
la moitié de leurs compatriotes, incapables, par consé- 
quent, d'entrer en communion intime avec eux. 

« Il a trop souffert de cette situation pour ne pas 
souhaiter ardemment qu'elle prenne fin. Il a, depuis 
vingt ans, accordé son vote à toutes les « lois flaman- 
des )). 

« Il a le ferme propos de le faire encore à l'avenir. Et, 
en agissant ainsi, il a la ferme conviction de ne pas 
desservir la culture française, mais, au contraire, en 
dernière analyse, d'aider à sa propagation. 

« Quoi qu'il arrive, en effet, le français restera la 
langue commune de tous les Belges instruits. Mais le 



82 LE SEMEUR 



jour où tous les Belges instruits seront capables de 
parler au peuple flamand dans sa langue — autrement 
que pour lui donner des ordres ou lui tenir des propos 
de cabaret — la Flandre cessera d'être une sorte de 
Basse-Bretagne, isolée, repliée sur elle-même, privée 
de contact avec l'extérieur. Elle s'ouvrira largement à 
toutes les influences du dehors : or, par droit de voisi- 
nage et de tradition historique, c'est l'influence fran- 
çaise qui prédomine. Aussi, dût-elle se placer à son 
point de vue exclusif, la France n'a pas à craindre le 
mouvement flamand ; elle doit, au contraire, l'appuyer 
et l'encourager. )> 

POUR LE CHAPITRE DES CHAPEAUX 

De temps en temps, dans les journaux, on fait l'orai- 
son funèbre du chapeau haut-de-forme. On n'a pas 
manqué de la faire à propos des conscrits de la classe 
1920 dont beaucoup, suivant un vieil usage, se sont 
promenés dans les rues encocardés et coiffés de cha- 
peaux de soie. Pauvre chapeau ! Il mériterait mieux que 
l'oubli, quand ce ne serait qu'en souvenir de celui qui 
l'introduisit en France et qui n'était autre qu'un Amé- 
ricain. Ce fut, en effet, Franklin qui arriva à Paris le 
11 avril 1790, coiffé d'un chapeau haut-de-forme à lar- 
ges bords. Immédiatement les chapeliers parisiens 
fabriquèrent des chapeaux semblables à ceux du grand 
homme, et comme l'illustre Américain représentait la 
liberté, ce furent les révolutionnaires qui adoptèrent les 
premiers le couvre-chef. Et comme les révolutionnaires 
l'avaient adopté, les gouvernements allemands le prohi- 
bèrent jusqu'en 1840. Ainsi l'histoire du chapeau haut- 
de-forme est un peu l'histoire politique du xix e siècle. 

APRÈS LES MASSACRES D'ARMÉNIE 

Un réfugié arménien de la classe élevée a fourni les 
détails suivants sur la situation actuelle des popula- 
tions arméniennes. 



NOTES ET DOCUMENTS 83 



D'après des témoignages provenant de milieux offi- 
ciels, il évalue ainsi le nombre des survivants de la 
tragédie arménienne : A Konia et dans ses environs, 
20.000; à Alep, 25.000 ; en Cilicie, 10.000; à Goudina, 
Kara-Hissar, Eski-Chehir. 6.000 ; à Yosgate, Césarée, 
Kharpout, Malatis. 7.000. Total. 93.000. 

On évaluait naguère à 2.000.000 le nombre des 
Arméniens en Turquie. Actuellement, on en compte à 
peine 100.000, soit 200.000 si l'on veut faire figurer 
dans l'addition tous les malheureux qu'on a islamisés 
de force. On évalue à 30 ou 40.000 le chiffre des jeunes 
femmes enfermées dans les harems, et à 25 ou 30.000 
le nombre des orphelins pris par les Turcs pour être 
élevés dans le mahométisme. 

MARC-AURÈLE ET LE CHRISTIANISME 

Un des maîtres aimés de l'Université de Paris, 
M. Victor Delbos. quand il a succombé à 53 ans, le 16 
juin 1916, laissait un ouvrage complètement achevé 
qu'il avait lui-même remis à l'éditeur peu de semaines 
avant la guerre. Il écrivait à ce sujet à son ami, 
M. Maurice Blondel, le i er juin 1914 : a Je viens de 
compléter les études qui composent mon petit livre : 
Figures et doctrines philosophiques. Il paraîtra sans 
doute en octobre. Je voudrais qu'il fît quelque bien. » 
Ce volume vient de paraître (in-16, Plon-Nourrit et 
C ie , Paris). Il contient des études extrêmement atta- 
chantes sur Socrate, Lucrèce. Marc-Aurèle. Descartes, 
Spinoza, Kant et Maine de Biran. Nous en détacherons 
la conclusion de l'étude sur Marc-Aurèle : 

(( Le stoïcisme de Marc-Aurèle n'arrive pas à attein- 
dre, alors même que tant de vues particulières sem- 
blent l'en rapprocher, l'idée et la foi chrétiennes. 11 ne 
saurait concevoir une valeur intrinsèque de la personne, 
supérieure aux fonctions qu'elle remplit selon la 
nature, et lui créasit, par delà l'ordre naturel, des 
droits que sanctionnent la puissance et la bonté de 



84 LE SEMEUR 



Dieu. Même le Dieu de Marc-Aurèle, malgré les effu- 
sions qui vont vers lui et qui paraissent parfois lui 
conférer une sorte de personnalité, reste l'esclave de 
cette nature qui épuise en la manifestant toute sa 
faculté de production et d'arrangement. Ainsi reste 
étranger à Marc-Aurèle tout ce que le Christianisme 
a spécialement enseigné aux âmes, ce qu'il a spéciale- 
ment aperçu ou suscité en elles : et le sentiment d'une 
misère trop profonde pour être soulagée par nos seules 
ressources, et la conscience d'une réalité positive sur- 
naturelle qui attire invinciblement l'esprit libéré de la 
matière et qui compense sans mesure le détachement 
des choses, et la confiance dans l'amour du Père, qui 
n'est pas seulement un principe de résignation, mais 
encore le sujet d'une joie inaltérable, qui n'est pas seu- 
lement une cause de relèvement pour notre existence 
finie, mais qui encore enferme la promesse d'une éter- 
nité de bonheur. Que l'infirmité de notre condition 
jointe à l'idée de la plénitude de la vie. appelle un 
autre ordre que celui que réalise la nature et que con- 
çoit la raison naturelle, c'est ce que la pensée antique 
ne pouvait admettre, même à l'heure où elle semblait 
touchée des souffles nouveaux qui passaient sur le 
monde. Le noble esprit et le grand cœur de Marc- 
Aurèle n'ont point réussi à se donner l'intelligence ni 
le sentiment de la signification et de la portée du 
Christianisme. Quelque part qu'il ait eue personnel- 
lement aux persécutions qui, sous son règne, atteigni- 
rent les chrétiens, même si l'on pouvait la réduire, 
toujours est-il qu'il reste à leur égard le représentant 
du pouvoir impérial, comme il reste à l'égard de leur 
foi le représentant de l'hellénisme et du stoïcisme. 
Dans leur mépris de la mort, il n'a vu que l'obsti- 
nation, manifestée avec fracas, à suivre une consigne, 
non la disposition intérieure d'âmes libres. (XI, 3.) 
C'est-à-dire qu'il n'a point participé davantage à leur 
sens de la vie. Et cette différence d'inspiration pro- 
fonde se communique, quoi qu'il semble d'abord, aux 
maximes et aux règles mêmes qui dans le stoïcisme de 



NOTES ET DOCUMENTS 85 



Marc-Aurèle a porté à un degré extrême de délicatesse 
l'estime et la pratique des vertus les plus rares ; il a 
ressenti en lui singulièrement la soif de la pureté, 
Tinclination vivace à l'indulgence et à la bienfaisance, 
ie besoin de se déprendre de la vanité des biens sensi- 
bles et de se fortifier contre la mort, la satisfaction de 
se courber sous la loi divine ; mais il n'a conquis ainsi 
qu'une sorte de spiritualité abstraite et négative, faite 
de résignation et de renoncement sans plus, sévère et 
morne dans sa douceur même. Ce livre des Pensées est 
comme une exquise fleur d'automne, à la tête penchée, 
aux teintes pâles, à la grâce fragile, que porte dans un 
élan suprême de vitalité, mais avec une sève déjà pres- 
que tarie, la sagesse païenne : il n'est pas l'épanouisse- 
ment de germes capables de fructifier avec vigueur et 
de préparer la renaissance de nouveaux printemps. 
Il y ? dans la tristesse même qui s'en exhale plus que 
la plainte involontaire d'un cœur endolori par les 
épreuves et désabusé des choses : il y a le signe de la 
mort d'un monde. — C'est ailleurs qu'a été annoncée 
la « bonne nouvelle )>, ailleurs qu'a été dite la (( parole 
de vie ». 

L'ANCIEN TESTAMENT ET L'ÉVANGILE 

M. Lucien Gautier, dans la Revue de Théologie et 
de Philosophie (numéro d'avril-juillet 1918), étudie la 
grave question des rapports de l'Ancien Testament 
avec les circonstances actuelles. Il démêle avec soin les 
deux courants qui, dans les vieux livres, se rencon- 
trent, se mêlent et se combattent. L'un vient de la terre, 
en porte la marque ; il est fait de passions humaines, 
d instincts terrestres et matériels. L'autre vient de 
Dieu et conduit à Dieu. Nous détacherons de cette 
étude ce qui se rapporte à ce second courant : 

« S il n'y avait, dans les livres de l'ancienne alliance, 
pas d'autres manifestations de la vie religieuse que 
celles relevées jusqu'ici ; si le courant terrestre était le 



86 LE SEMEUR 



seul qui y coulât à pleins bords ; s'il était juste de dire, 
comme on l'a fait récemment, que tel fait, survenu a\i 
cours de la guerre actuelle, pourrait (( à bon droit se 
réclamer de Yahvé, le Dieu d'Israël », tandis que ce 
n'était que (( la caricature de l'esprit chrétien )) ; s'il en 
était ainsi, il y aurait lieu de donner raison à ceux qui, 
péniblement impressionnés par ces constatations, vou- 
draient enlever à l'Ancien Testament la place qu'il oc- 
cupe dans l'Eglise chrétienne. On le conserverait, cela 
va sans dire, comme document historique ; comme 
source d'informations, précieuse et même indispensa- 
ble ; mais on cesserait d'y chercher édification et inspi- 
ration. 

a Heureusement, nous ne sommes pas réduits à cette 
douloureuse extrémité. A côté de l'élément humain, il 
en est, dans ces écrits bibliques, un autre qui se révèle 
et s'impose à l'attention, au respect et à l'adhésion du 
lecteur chrétien. C'est là le second courant dont nous 
avons parlé, celui qui procède de la source la plus haute, 
celui qui entre en lutte avec les penchants terrestres, 
avec les vues étroites et partiales, celui qui conduit de 
progrès en progrès et de victoire en victoire, à la 
connaissance de plus en plus parfaite du vrai Dieu et 
qui achemine l'avènement du culte en esprit et en vérité. 

« Les excroissances et les déviations que nous avons 
eu le regret de devoir signaler ne doivent jamais nous 
faire perdre de vue l'existence d'une loi, sainte et bien- 
faisante, expression de la volonté d'en-haut. Il n'a pas 
été donné d'emblée au peuple israélite d'en mesurer 
toute la portée, d'en comprendre la profondeur et d'en 
tirer les conséquences. Mais nous voyons les serviteurs 
de Dieu se dresser, avec la plus courageuse résolution, 
en face des erreurs, des abus, des excès et des injusti- 
ces. Un Nathan s'élève contre le roi David lui-même, 
convaincu d'un double crime ; il lui arrache l'aveu de 
sa faute et le conduit au repentir. Un Elie surgit à 
l'improviste devant Achab. dénonçant au nom de Dieu 
le meurtre et la spoliation dont le couple royal vient de 
se rendre coupable. Le même prophète entreprend et 



NOTES ET DOCUMENTS 87 



poursuit, dans son intrépide campagne contre Baal et 
contre ses adorateurs, la tâche de démontrer que tout 
vient de Yahvé, rien des faux dieux, et que c'est à 
Yahvé seul qu'il faut rendre hommage ; après lui, Osée 
fait ressortir, dans les termes les plus touchants, que 
seul Yahvé est l'auteur et le distributeur de toutes les 
bénédictions dans tous les domaines. 

« Au vnr siècle, la grande voix du prophétisme se 
lait entendre de plusieurs côtés. De la bouche de ces 
vaillants champions de la vérité sortent les revendica- 
tions dictées par leur foi en Dieu et par la haute 
conception qu'ils se font de lui et de ses exigences. Ils 
s'attaquent avec véhémence aux préjugés séculaires 
dont se nourrit la piété traditionnelle. Ils ne contestent 
pas le lien étroit qui unit Israël à Yahvé. mais ils en 
tirent une conclusion tout autre que leurs compatriotes. 
Par la bouche d'Amos, Dieu adresse cette parole à son 
peuple (III, 2) : 

Je vous ai choisis, vous seuls, parmi toutes les fa- 
milles de la terre ; 

C'est pourquoi je vous châtierai pour toutes vos ini- 
quités. 

Et plus loin (IX. 7) : 

N'étes-vous pas pour moi comme les fils des Ethio- 
piens. Fils d'Israël ? dit Yahvé. 

X'ai-je pas fait sortir Israël du pays d'Egypte. 

Comme les Philistins de Caphthor et les Syriens de 
Kir ? 

« De pareilles déclarations sont significatives : elles 
sauvegardent la pleine réalité de la relation établie 
entre Yahvé et Israël, mais elles battent en brèche les 
fausses conséquences qu'un nationalisme exclusif avait 
tirées d'un fait vrai en soi. Elles insistent sur le carac- 
tère moral de cette relation, et soulignent le principe 
essentiel qu'il n'y a pas de droits sans devoirs. Les 
malheurs d'Israël ne sont pas l'œuvre de ses ennemis, 



LE SEMEUR 



et encore moins celle des dieux de ces peuples. C'est 
Yahvé lui-même qui soumet la nation de son choix aux 
châtiments qu'elle a mérités, et, s'il agit ainsi, c'est 
qu'il est avant tout le Dieu de la justice. Toutefois la 
justice, selon les prophètes hébreux, ne consiste pas 
seulement à rendre d'une façon stricte à chacun ce qui 
lui est dû. Elle a une aspiration plus haute : elle tend 
à la suppression du mal et à l'avènement du bien. Il en 
résulte que la punition infligée au coupable n'est pas 
seulement la sanction inhérente à la notion de loi. mais 
qu'elle se propose la correction et la régénération de 
celui qui la subit ; en d'autres termes elle est une 
épreuve, dure mais salutaire. La justice n'est donc pas 
conçue par les prophètes comme contrastant avec la 
clémence, la miséricorde et l'amour. Osée, qui fait res- 
sortir avec tant de chaleur la notion du Dieu qui aime, 
accentue tout particulièrement ce but de purification. 
C'est lui qui met dans la bouche de Dieu cette déclara- 
tion sublime (XI, 9) : 

Je suis Dieu et non pas homme: 
Je suis le saint au milieu de toi ; 

Je ne viendrai pas avec colère (ou, d'après une autre 
interprétation : pour exterminer) . 

« Lorsque, peu d'années plus tard, Esaïe éleva la 
voix, dans Jérusalem menacée, pour faire connaître les 
desseins de Dieu, il proclama, avec plus de netteté 
encore et de force que ses devanciers, la souveraineté 
universelle de Yahvé. Telle est en effet la signification du 
chant céleste que, dans une vision, le prophète entend 
sortir de la bouche des séraphins (VI, 3) : Yahvé seul est 
saint, seul divin, seul Dieu ; le domaine de sa majesté, 
c'est la terre entière. Quand la formidable puissance 
assyrienne surgit à l'horizon, prête à envahir, dans sa 
marche vers l'Egypte, toute l'Asie occidentale, Israël, 
puis Juda passeront par une crise terrible. jMais ce ne 
sont pas, comme on l'eût supposé en d'autres temps et 
dans d'autres milieux, les dieux étrangers qui déchaî- 
nent ces masses conquérantes ; c'est Yahvé lui-même. 



NOTES ET DOCUMENTS 89 



L'Assyrie est « la verge de sa colère )) (Es. X, 5): Fœu- 
vre qu'elle accomplit est l'œuvre du Seigneur (X. 12). 
Quand le but aura été atteint, l'instrument sera brisé 
et a le reste d'Israël » reviendra à Dieu (X, 20-21). 

« Ce qui domine l'horizon prophétique, c'est la 
perspective d'une ère bénie où la justice régnera, où la 
terre sera remplie de la connaissance de Yahvé, où \e 
roi terrestre, que Dieu aura revêtu de son esprit, juge- 
ra avec équité et droiture, où querelles et injustices 
disparaîtront ; et non seulement il en sera ainsi « sur 
toute la montagne sainte de Yahvé », mais les nations 
y afflueront; elles ne tireront plus l'épée l'une contre 
l'autre et l'on n'apprendra plus la guerre. 

« Un nouvel idéal est substitué à celui d'autrefois. La 
force, la victoire, la domination ne sont plus les biens 
proposés aux efforts et aux espérances d'Israël. Justice, 
droiture, obéissance, fidélité, connaissance de Dieu 
(c'est-à-dire expérience de sa vraie nature et commu- 
nion avec lui), telles sont les paroles coutumières et 
significatives dans la bouche des prophètes, tel est 
leur leit motiv. Et, dans un passage dont la date et 
l'auteur sont controversés, mais qui est une des perles 
les plus précieuses du receuil des prophètes (Es. XIX, 
25), les deux grands empires païens, les peuples oppres- 
seurs sont associés à Israël dans les promesses de béné- 
dictions : 

L'Etemel des armées les bénira, disant : 
Bénis soient l'Egypte, mon peuple, 
L'Assyrie, œuvre de mes maitts 
Et Israël, mon héritage. 

« Si c'est là, avant tout, le programme présenté à la 
nation dans son ensemble, le moment ne tardera pas à 
venir où. avec maints psalmistes, avec Jérémie, avec 
Ezéchiel la même tâche est présentée à la conscience 
individuelle. Nous lisons au livre de Michée (VI, 8) : 

On t'a fait connaître, ô homme, ce qui est bien, 
Et ce que Yahvé demande de toi : 



00 LE SEMEUR 



C'est que tu pratiques la justice. 

Que tu aimes la miséricorde, 

Et que tu marches humblement avec ton Dieu. 

« A son tour. Jérémie rend un témoignage analogue 
(IX, 23-24): 

Ainsi dit l'Eternel : 

Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse. 

Que le fort ne se glorifie p>as de sa force, 

Que le riche ne se glorifie pas de sa richesse. 

Mais que celui qui veut se glorifier se glorifie 

D'être intelligent et de me connaître, 

De savoir que c'est moi, Yahvé, 

Oui fais sur la terre bonté, droit et justice : 

Car c'est à ces choses-là que je prends plaisir, dit Yahvé. 

« On le voit : profonde est la modification survenue ; 
sans hyperpole il est légitime de parler de réformation 
et de transformation. Il serait cependant injuste, — 
et historiquement inexact, — de méconnaître que, grâce 
à quelques-uns de ses meilleurs éléments, l'ancienne 
religion d'Israël, celle qui a précédé l'ère prophétique, 
a providentiellement préparé les voies à cette étape 
nouvelle et que, si un tel progrès a pu s'accomplir, 
c'est que des germes féconds avaient, dès l'âge mosaï- 
que, été déposés dans le sol. 

« Ainsi, l'influence directe d'en-Haut s'est fait sentir 
dès l'origine ; ce que nous appelons le courant divin 
n'a pas commencé seulement avec les prophètes du ix c 
et du vm e siècles, mais il s'est incontestablement ren- 
forcé à partir d'Elie et surtout d'Amos. 

« Après ceux-ci, un pas en avant va encore être fait. 
De la notion de force, on avait passé à celle de justice ; 
avec Osée, avec l'école deutéronomique, on était même 
arrivé au Dieu qui aime et qu'on doit aimer (( de tout 
son cœur, de toute son âme et de toute sa force )). 
Maintenant il faut aller plus loin et mettre en relief 
l'idée de l'humilité et de la souffrance. Déjà Jérémie, 
dans ses paroles et surtout dans sa vie, rend un écla- 



NOTES ET DOCUMENTS 91 



tant hommage au rôle de lepreuve dans l'éducation 
de l'homme et dans la préparation du royaume de 
Dieu. 11 est, au cours de sa longue carrière d'apôtre et 
de martyr, il est un homme de douleurs. La semence 
qu'il répand est féconde. Son successeur immédiat, 
Ezéchiel, d'une façon moins pathétique sans doute 
mais avec une éloquence incisive, agit dans le même 
sens. Toutefois, c'est surtout le prophète de l'Exil, le 
Second Esaïe, qui, continuant Jérémie, s'élève plus 
haut encore et trace, pour aboutir à la victoire finale, 
le douloureux sentier sur lequel doit s'avancer le Ser- 
viteur de l'Eternel. Sa voix est celle du consolateur, 
qui montre, par delà les temps d'humiliation et 
d'adversité, l'aurore des temps nouveaux. Per crucem 
ad lucem, tel est le thème fondamental de sa prophétie 
et l'on a pu. à juste titre, l'appeler l'Evangéliste de 
l'ancienne alliance. Ses appels et ses promesses sont 
trop connus pour qu'il soit nécessaire de les citer ici ; 
le passage capital de son œuvre (LU, 13-LIII, 12) est 
présent à la mémoire de chacun. Qui niera qu'il s'en 
dégage une impression d'héroïsme? mais d'un héroïsme 
bien différent de celui qui se manifeste dans les exploits 
guerriers. En l'écoutant parler ainsi et décrire les 
souffrances de la pure et noble victime, on entend 
résonner par avance les accents du Sermon sur la 
montagne, et il semble que. debout au bord de la 
Voie Douloureuse, on regarde passer le cortège en 
marche vers le Calvaire. 

« Plus de cinq siècles devaient encore s'écouler avant 
que cet enseignement d'une portée si haute vînt 
s'incarner en Jésus et trouver en lui son couronnement. 
Durant cet intervalle, la parole du Second Esaïe n'a 
pas éveillé autant d'échos qu'on aurait pu le souhaiter. 
Les préoccupations religieuses du judaïsme se sont 
tournées vers d'autres problèmes. Il importe toutefois 
de relever, dans le livre des Psaumes, de nombreux 
passages mettant en lumière le rôle des humbles, de 
ceux qui, appelés à vivre dans l'obscurité, souvent 
même dans la misère et sous l'oppression, n'en sont 



LE SEMEUR 



pas moins l'objet de la sollicitude et de la bénédiction 
divines, en raison de leur foi, de leur soumission et de 
leur inébranlable espérance. 

« D'autres problèmes, disions-nous, attiraient et 
retenaient l'attention des Juifs de la période postexili- 
que. Sous une forme nouvelle, l'ancienne idée du Dieu 
national reparaît à cette époque. Plus que jamais, 
Yahvé est revendiqué comme le Dieu du peuple élu. 
Ce n'est plus, il est vrai, en face des divinités étran- 
gères : le néant de celles-ci est désormais un fait 
acquis, une vérité évidente. Mais si le Dieu d'Israël 
est incontestablement le seul, le maître souverain du 
ciel et de la terre, son peuple ne doit-il pas conserver 
une position privilégiée, et les autres nations se con- 
tenter d'un rang inférieur ? Cette conception particu- 
lariste tend à s'emparer des esprits, elle jouit d'une 
manifeste faveur et entre pour une large part dans 
l'élaboration de la doctrine pharisaïque. Un patriotisme 
exclusif, aux vues étroites, trouve son compte dans ce 
système. Plusieurs faits caractéristiques sont là pour 
illustrer cette tendance, à laquelle n'échappent pas 
complètement certains personnages d'ailleurs fort 
sympathiques, tels que Néhémie. Le livre d'Esther 
constitue, dans le même sens, un témoignage encore 
plus décisif. Mais l'esprit prophétique n'a pas cessé de 
souffler : il se manifeste dans ce merveilleux plaidoyer 
qu'est le livre de Jonas. Que nul ne se laisse arrêter 
par certains détails surprenants qui émaillent ces 
quelques pages ; que l'on s'attache bien plutôt à la 
leçon sublime qui s'en dégage, celle d'un Dieu de 
miséricorde qui étend ses compassions sur toutes ses 
■créatures, qui prend pitié d'une grande cité païenne et 
qui, pour emprunter un mot d'Ezéchiel, ne veut pas la 
mort du pécheur mais sa conversion et sa vie. 

« La tendance particulariste n'est pas, au sein du 
judaïsme, la seule manifestation du courant réfractaire 
à l'action révélatrice de Dieu. Dans un autre domaine 
encore, on constate une opposition sans cesse renais- 
sante et croissante aux principes de haute spiritualité 



NOTES ET DOCUMENTS 93 



qu'avaient mis en lumière les prophètes de la grande 
époque. Les uns après les autres, ceux-ci s'étaient 
élevés contre le formalisme, avaient démontré l'inanité 
des rites et des sacrifices et affirmé que la véritable 
piété ne consistait pas à accomplir minutieusement les 
multiples ordonnances de la loi. Amos, Osée, Esaïe, 
Jérémie, tous avaient abondé dans ce sens. Mais 
l'instinct légaliste survécut à ces protestations des 
consciences les plus étroitement en communion avec 
Dieu. Au sein de la communauté juive, plusieurs 
siècles durant, un système d'observances, toujours 
plus rigoureuses, s'établit souverainement : autre trait 
du pharisaïsme non moins caractéristique que la 
tendance particulariste. Ici encore, la parole décisive 
devait être prononcée par Jésus. Au particularisme, il 
a répondu par ces mots adressés à la Samaritaine : 
«... ni sur cette montagne, ni à Jérusalem... Dieu est 
esprit et il faut que ceux qui l'adorent l'adorent en 
esprit et en vérité » (Jean IV, 21, 24). Au légalisme, 
Jésus a opposé cette parole : « Ce que je vous com- 
mande, c'est de vous aimer les uns les autres )) (Jean 
XV, I7 )». 



■?- -?- 



COIN DES NOUVELLES 



FEDERATION FRANÇAISE 

On sait que Charles Grauss et Samuel Williamson 
ont été associés dans l'œuvre des Unions Chrétiennes 
de Jeunes Gens. Il a donc été tout naturel de consa- 
crer à leur souvenir une seule et même réunion pa- 
triotique et religieuse. Elle a eu lieu le dimanche 
27 octobre, à 2 heures et demie, au temple de l'Ora- 
toire. Elle était présidée par M. Raoul Allier en sa 
qualité de vice-président du Comité national des 
Unions Chrétiennes de Jeunes Gens et de président de 
la Fédération française des Associations Chrétiennes 
d'Etudiants. Des allocutions souvent poignantes ont 
été prononcées par M. Emmanuel Sautter. directeur de 
l'œuvre des Foyers du Soldat et ancien secrétaire géné- 
ral du Comité National des Unions ; M. Henry Ahier, 
membre du Comité des Unions delà Seine; M. Georges 
Diény, commissaire national des Eclaireurs Unionistes 
de France. Tandis que ces trois orateurs, sans négliger 
de parler de Grauss, ont mis surtout en lumière la 
physionomie de S. Williamson, notre président s'est 
attaché, comme c'était naturel, à faire revivre la per- 
sonnalité morale de Charles Grauss. Son discours 
sera publié. L'affluencc du public a été considérable 
et l'on a senti à quel point le deuil de notre Fédéra- 
tion et celui des Unions sont partagés par tous ceux 
que préoccupe l'œuvre de reconstruction qui devra 
suivre la guerre. 

LILLE 

Ceux de nos amis qui ont assisté à l'inoubliable 
Congrès de Toulouse, en 1913 — le Congrès où se 
fonda l'union des « Volontaires du Christ )) — se sou- 
viennent du rapport vibrant qui fut présenté par 
notre ami. le pasteur Pierre Bosc, de Lille : (( l'Appel 



COIN DES NOUVELLES 95 



des foules ». Depuis le commencement de la guerre, 
nous savions M. Bosc enfermé dans la ville esclave et 
nous n'avions aucune nouvelle de lui. Ce que nous 
apprenons aujourd'hui nous remue jusqu'au fond du 
cœur. Nous l'empruntons à une révélation faite par 
M. Paul Ginisty dans le Petit Parisien. M. Paul Gi- 
nisty a trouvé le document dans les archives de l'hôtel 
de ville de Lille : 

« En janvier de cette année, l'autorité allemande 
réclama vingt nouveaux otages qui devaient être en- 
voyés au loin, traités avec toutes les rigueurs imaginées 
par les envahisseurs. Or, à peine ces exigences du gou- 
verneur von Graevenitz étaient-elles connues que le 
maire de Lille recevait cette communication : 

a Monsieur le Maire, 
« J'ai appris qu'il était question de transporter 
« en Allemagne un certain nombre d'otages pris 
« dans notre ville. Je sais que, en semblables circons- 
(( 



tances, on désigne de préférence des personnalités 
« plus marquantes que je ne suis. Je me fais pourtant 
(( un devoir de me mettre à votre disposition. Si donc 
(( un des otages désigné se trouvait empêché par son 
a âge, son état de santé ou telle autre circonstance, je 
(( vous prie de vous rappeler que vous pouvez faire 
a appel à moi. Pierre Bosc. » 

Ajoutons que l'offre de M. Pierre Bosc, transmise 
par le maire de Lille aux Allemands, a été dédaigneu- 
sement repoussée par ceux-ci et c'est seulement à ce 
fait qu'il a dû de n'être pas transporté dans un camp 
de représailles en Lithuanie où le régime a été 
particulièrement dur. En réclamant la faveur de faire 
partie du convoi d'otages emmenés selon les méthodes 
assyro-babyloniennes, notre ami pensait notamment à 
un professeur de sciences. M. Buisine, dont il savait 
la santé dangereusement atteinte etqui était hors d'état 
de supporter les fatigues auxquelles, comme ses 
-compagnons d'infortune, il allait être condamné. 



<)(> LE SEMEUR 



Mais les Allemands avaient décidé que M. Buisine 
serait déporté : il Ta été et il en est mort. 

Au moment d'envoyer le Semeur a l'impression, 
nous manquons encore d'informations précises sur nos 
amis de Lille. Nous savons que le père de notre cher 
Francis Monod, M. le pasteur Paul Monod. a beaucoup 
souffert durant l'occupation allemande. Il a souffert 
dans sa santé, altérée par les privations de toutes 
sortes, dans son ministère entravé par les vexations 
quotidiennes, dans ses affections de famille mises à la 
plus cruelle épreuve. Pendant quatre ans, il a été sans 
nouvelles de sa mère qu'il savait gravement malade et 
que, Dieu merci, en dépit de toutes les craintes, il a pu 
embrasser de nouveau. Dans le court instant qui a 
séparé la première occupation de Lille et celle qui 
devait se prolonger ensuite si cruellement, il a appris 
la mort de son fils aîné. Quelques jours avant de 
recevoir l'affreuse nouvelle, il avait* prêché sur ce 
texte : « Si le grain de blé qui est tombé en terre ne 
meurt, il reste seul ; mais, s'il meurt, il porte beaucoup 
de fruit ». 

Un des fondateurs de notre Fédération. M. Vallée, a 
joué, pendant toute l'occupation, un rôle sur lequel 
nous aurons à revenir. Il a assumé pendant quatre ans 
l'entière direction de l'œuvre d'évangélisation de Fives, 
qu'il a maintenue, par un extraordinaire dévouement, 
à un niveau satisfaisant. Il en a fait un véritable 
centre de vie spirituelle. De plus.il a exercé, en qualité 
d'inspecteur du Comité d'alimentation de la France, 
une activité d'ordre général qui a été très appréciée 
dans tous les milieux. Enfin, il a continué à donner 
quelques cours de mathématiques à l'Institut industriel 
de Lille auquel il avait été affecté, l'école des Arts et 
Métiers se trouvant fermée du fait de la guerre. 

Nous savons d'une façon sommaire que notre 
groupe de Lycéens chrétiens, singulièrement réduit et 
réuni à une autre œuvre de jeunesse, a pu se maintenir, 
malgré toutes les difficultés, pendant l'occupation 
allemande. Malheureusement, un de ceux qui le 



COIN DES NOUVELLES 97 



composaient a été, comme tant d'autres, enlevé par les 
Allemands. Un autre, bravant tous les dangers, a 
trouvé le moyen de s'évader. Nous espérons donner 
prochainement des détails plus circonstanciés. 

CHINE 



Le général Li Shun, gouverneur militaire de la pro- 
vince de Kiangsu, vient de doter l'Union chrétienne de 
Nanking, sa capitale, d'un splendide terrain de cons- 
truction, à l'un des carrefours les plus fréquentés de la 
ville. 

Lettré et soldat à la fois, le général Li Shun fut 
chargé, en 1900, de pacifier les provinces de Shantung et 
de Chili après l'insurrection des boxers. C'est en paci- 
ficateur qu'il comprit aussi la mission dont la Républi- 
que le chargea plus tard dans la province de Honan et 
à Kiangsi. Avocat militant de la paix, il a résisté à 
toutes les tentatives faites pour l'entraîner dans la 
guerre civile. 

Il occupe maintenant le centre stratégique d'où il 
peut travailler à la paix entre le Nord et le Sud. Nan- 
king a une importance telle qu'en i9i3,lors de la révo- 
lution, elle changea trois fois de maître. C'est le centre 
universitaire officiel ; les étudiants s'y comptent par 
milliers. L'Association y est devenue une grande force. 
Le don généreux du général Li Shun lui permettra 
d'ériger, après la guerre, un bâtiment modèle. 

Ces faits sont d'autant plus intéressants que la 
Chine traverse actuellement une des crises les plus 
graves de son existence millénaire. 

M. Sherwood Eddy, au retour d'une campagne 
d'évangélisation intensive à travers la Chine, conclut 
ainsi l'étude qu'il publie dans le numéro d'octobre de 
Y International Rêviez:) of Missions : « C'est l'heure de 
prier et de travailler pour la Chine. Elle a besoin main- 
tenant de l'amitié et de l'aide désintéressée des nations 
chrétiennes. Les forces du mal sont déjà sur le champ 
de bataille. Puissent les forces du bien être au moins 
aussi actives, aussi hardies, aussi infatigables et irré- 

7. 



98 LE SEMEUR 



ductibles, car la Chine se trouve aujourd'hui à la 
croisée des chemins. )) 

ÉTATS-UNIS 

Une importance toute spéciale a été donnée cet été 
aux « conférences )) pour étudiants étrangers. Cinq 
assemblées de ce genre ont réuni un total de 240 étu- 
diants appartenant à vingt-cinq nationalités différen- 
tes. A l'une des réunions, vingt hommes de nations 
diverses ont répété^ l'un après l'autre, chacun dans sa 
langue maternelle : (( Dieu est notre Père ; nous som- 
mes tous frères. )) 

A Northfield, les délégués étrangers ont adopté à 
l'unanimité une résolution visant les moyens pratiques 
de développer et de propager dans leurs pays respec- 
tifs les sentiments de confiance et de bonne volonté 
réciproques nés du contact mutuel. Notons, entre autres, 
ces deux moyens : 

A l'étranger : « répandre des renseignements exacts 
sur nos peuples respectifs, leur histoire, leur supé- 
riorité, leur part dans l'œuvre de la civilisation, avec 
un franc exposé des obstacles qu'on y rencontre sur la 
voie de l'accord international. » 

De retour dans notre patrie : (( Ne laisser passer 
aucune occasion de dissiper tout malentendu, toute 
interprétation fausse qui puisse naître dans l'esprit de 
notre peuple relativement aux nations étrangères. » 

GRANDE-BRETAGNE 

La Fédération des Etudiants Chrétiens de Grande- 
Bretagne et d'Irlande a célébré la vingt-et-unième 
année de service de son secrétaire général, notre ami 
AI. Tissington Tatlow. Né en 1876 à Grossdoney, il a 
fait ses études en Irlande. Il se destinait au ministère 
dans l'Eglise anglicane dont il a reçu la consécration. 
Attiré par l'œuvre de la Fédération, il a rempli succes- 
sivement, depuis 1897, les fonctions de secrétaire itiné- 
rant, puis de secrétaire général du mouvement anglais. 



COIN DES NOUVELLES 99 



Il a dirigé en même temps la revue de la Fédération 
britannique, le Student Movement. De 1900 à 1902, il 
fit un séjour à la Faculté de Théologie de Dublin pour 
revenir à la Fédération avec l'autorisation de l'évêque 
de Londres. Depuis seize ans, il n'a plus interrompu 
un travail qui a été extrêmement fécond et accompli 
dans un esprit de largeur et de consécration. 

Au moment où la libération de la Serbie se pour- 
suit pleine de promesses, il est intéressant de~ noter 
qu'un noyau de bonnes volontés s'organise en vue 
du travail à entreprendre parmi les étudiants dans ce 
pays, après la guerre. 

Sous la direction de M. A.-W. Blaxall, qui consacre 
tout son temps aux étudiants serbes en Angleterre, 
une conférence s'est réunie à Haslemere (Surrey) en 
avril dernier. Un comité provisoire s'est formé avec 
Al. A. Viçlakovitch, de St-John Collège Oxford, comme 
secrétaire. 

PAYS-BAS 

Nous empruntons à un rapport du D r H. C. Rutgers 
les détails suivants sur l'Association Chrétienne d'Etu- 
diants en Hollande : 

« Depuis quelques années un courant de spiritualis- 
me se manifeste parmi les étudiants hollandais. Le 
matérialisme d'autrefois a pris fin et l'on voit surgir, 
de nos jours une tendance manifeste du côté de la 
religion. 

(( Parmi les résultats dont ce phénomène est la sour- 
ce, nous devons signaler un développement marquant 
des « mouvements » religieux. Il y a quelques dizai- 
nes d'années, de tels mouvements à base religieuse ne 
se rencontraient que dans quelques-unes de nos Uni- 
versités. Aujourd'hui nous saluons l'existence 
d'un nombre croissant de fortes organisations au mi- 
lieu de nous. A côté de notre « Association hollandai- 
se », il en existe deux autres : les « Unions catholiques 



LE SEMEUR 



romaines )) et 1' (( Association chrétienne des étudiants 
libéraux )), qui comptent plus de sept cents membres. 
Nous avons, en outre, des Unions d'Etudiants calvi- 
nistes, des Unions sionistes d'Etudiants et des Unions 
pour l'étude des questions religieuses et morales. Tou- 
tes ces sociétés, qui datent de vingt où trente ans, sont 
dans une situation prospère, au point qu'elles embras- 
sent aujourd'hui plus du tiers des étudiants hollandais. 
A preuve du développement rapide de ces sociétés, 
nous citerons l'exemple de notre (( Association » hol- 
landaise. En 191 5, le nombre des membres était de 553, 
en 1916 de 669 et de 783 dans l'automne de 1917. C'est, 
à l'heure qu'il est, l'Union d'Etudiants la plus nom- 
breuse chez nous; elle embrasse plus du dixième de 
tous les étudiants du pays. 

(( Le développement de ces associations religieuses 
s'est établi non pas tant dans les Facultés de théologie, 
dont les élèves ne cessent d'aller en diminuant depuis 
quelque dix ans, mais plutôt dans les Facultés de mé- 
deoine. Nous comptons, en effet, 165 membres en méde- 
cine, 160 en théologie, 135 en droit et 108 élèves ingé- 
nieurs. Si l'on fait exception des étudiants en théologie, 
on constate que, dans les autres Facultés, l'accroissement 
est identique dans toutes nos Universités, si bien que 
le développement de notre œuvre se fait normalement 
dans chaque Faculté. 

« Le (( Mouvement » en Hollande fut fondé en 1895 
et débuta d'abord faiblement chez les étudiants en 
théologie. La première Conférence d'été eut lieu en 
1896, elle comprenait 70 membres. Pendant longtemps 
l'accroissement ne se fit que lentement, mais son champ 
d'action s'étendait peu à peu. Dans les premières 
années, on n'eut de conférences qu'en été et en hiver, 
et des Unions locales avec réunions de Cercles bibli- 
ques et un journal hebdomadaire. A cela vinrent s'ajou- 
ter bientôt des Camps pour garçons, des Cercles pour 
études de la Mission, des Clubs d'été pour jeunes filles 
et des Cercles d'études sociales. En 1912, nous eûmes 
la visite du D' John Mott et de M. Robert-P. Wilder. 



COIN DES NOUVELLES 



Dès lors, le Mouvement prit un essor nouveau. L'œu- 
vre exigeait maintenant plus de temps Jet plus de tra- 
vail que n'en pouvaient donner des étudiants appelés à 
se préparer en vue de leurs examens ; le besoin d'un 
secrétaire permanent se fit sentir. L'année suivante, il 
fut nommé. Bientôt on s'aperçut que l'oeuvre entreprise 
devait nécessairement développer son organisation 
pour saisir les occasions nombreuses qui se présentaient 
à elle d'étendre son rayon d'action. Dans leur réunion 
de 1914, les délégués reconnurent la nécessité de possé- 
der une maison centrale et un second secrétaire 
permanent. A quelques jours de là éclatait la guerre. 

« On crut d'abord que toute notre œuvre était 
compromise. Il n'en fut rien. Durant l'hiver de 1914 
les assemblées de délégués purent se convaincre que 
des horizons nouveaux s'ouvraient devant nous. En 
présence des nombreux besoins qui surgissaient de tous 
les côtés, le Comité reçut pleins pouvoirs d'aller de 
l'avant. L'auteur de ces lignes, alors pasteur de 
l'Eglise libre dans l'île de Marken, fut appelé à assumer 
la fonction de secrétaire, avec, comme associé, le 
D r M. van Rhyn, de l'Université de Copenhague. Une 
maison convenable s'offrit à nous à Bloemehenvel, dans 
le village de Zeist, près Utrecht, et notre nouveau 
home fut inauguré en 1916. 

« A partir de ce moment, les « Camps )) pour 
gymnasiens et collégiens et les Conférences prirent une 
vigoureuse extension. Le nombre des Camps fut doublé. 
Nous en comptons maintenant six, comprenant trois 
cents futurs étudiants. La Conférence d'été élargit ses 
cadres et fut précédée d'une Conférence de (( leaders ». 
On institua des conférences spéciales, en septembre, 
pour étudiants de première année, avant leur rentrée à 
l'Université. La possession d'une maison centrale, avec 
des secrétaires en permanence, rendit possible la 
création de plusieurs activités nouvelles. 

« Un terrain autour de notre maison nous permit de 
recevoir une vingtaine d'hôtes. Voici la liste des 
innovations remontant à cette date : 



02 LE SEMEUR 



« i° Conférences de « week-end » (du samedi au 
lundi) pour les associations locales au début de Tannée 
accadémique, afin de permettre aux membres de se 
connaître et de passer quelques jours ensemble à 
discuter les projets pour Tannée nouvelle. 

« 2 e Cours bibliques pour étudiants, afin de les 
préparer à diriger les Cercles d'étude biblique. Ces 
cours, de huit jours chacun, sont placés sous la direction 
spéciale du D r van Rhyn. 

« 3° Réunions de « week-end ); pour gymnasiens des 
Campements et pour jeunes filles des Clubs d'été. 

(( 4 Facilités accordées à quelques étudiants de faire 
dans la maison des séjours de plusieurs semaines ou 
de plusieurs mois, afin de s'y préparer en vue de leurs 
examens. 

« 5° Conférences pour étudiants de la même Faculté 
dans le but d'étudier le rôle du christianisme dans leur 
sphère spéciale d'études et dans leur vocation. 

« Nous avons eu des conférences pour étudiants en 
médecine, en sciences, en droit, en pédagogie et en 
beaux-arts. Notre Comité débuta en consultant des 
professeurs, anciens membres de l'Association. Ainsi 
deux professeurs réputés, que nous savions sympathiques 
à notre œuvre, furent priés d'établir le programme 
d'une rencontre des « dons » (répétiteurs) (i) des 
Facultés de médecine et de sciences. Une quinzaine 
d'entre eux vinrent passer trois jours dans notre mai- 
son, sous la présidence de deux professeurs, à discuter 
des sujets tels que : « Foi et Science », « Evolution ». 
etc. Le but était l'élaboration d'un concours de confé- 
rences d'étudiants sous la direction de quelques-uns 
de ces dons. Cependant une nouvelle rencontre préa- 
lable des aînés fut jugée nécessaire. Elle doit avoir 
lieu en janvier et fixer le programme des Conférences 
pour étudiants. Nous comptons gagner ainsi peu à peu 
toutes les Facultés. Nous avons été heureux de voir 

(i) Etudiants aînés qui font partie des rouages officiels de 
l'Université. 



COIN DES NOUVELLES 103 



nos efforts dans ce sens rencontrer autant d'écho 
auprès des amis de notre « mouvement ». 

a Le travail ainsi organisé prit un tel élan que notre 
maison devint bientôt trop petite. C'est ce qui nous 
engagea à louer le château de Hardenbroek, près 
Driebergen, dans le voisinage d'Utrecht, entoure de 
cent vingt hectares de terre. Notre nouvelle maison 
peut recevoir une quarantaine d'hôtes, avec possibilité 
de tirer parti de dépendances si le besoin s'en fait 
sentir. 

« Ce n'est pas seulement parmi les étudiants que 
notre action prend de l'accroissement ; le nombre de 
nos membres étudiantes grandit tout aussi rapide- 
ment : nous en comptons actuellement 122. Une secré- 
taire spéciale, Mlle M. Barger, nous prête un précieux 
concours, tout en continuant son enseignement à 
l'école. 

« Dans nos Universités, étudiants et étudiantes sont 
sur le même pied. Nos Associations locales compren- 
nent aussi les deux sexes. Il en est de même dans les 
Conférences. Exception est faite pour les étudiants et 
étudiantes de première année. L'an dernier, nous 
eûmes deux clubs d'été pour jeunes filles futures étu- 
diantes. Comme nous avons été obligés de refuser, 
laute de place, plusieurs jeunes filles, nous projetons 
de créer un troisième club. 

« Nous sommes heureux d'avoir pu faire lace à 
toutes nos dépenses, grâce à l'appui que nous ont 
donné les amis de notre œuvre. Si l'on tient compte du 
fait que notre budget, qui était de 8.000 francs la pre- 
mière année, atteignait l'an dernier 32.000 francs et est 
aujourd'hui de 50.000 francs, on comprendra que nous 
ayons lieu d'être reconnaissants. 

« Notre maison a été immédiatement déclarée d'uti- 
lité publique et, comme telle, elle est exonérée de tout 
impôt. Cela nous vaut, en outre, des facilités pour le 
chauffage, l'éclairage et la nourriture. Aussi avons- 
nous pu tenir sans difficultés nos conférences et nos 
cours et nous avons lieu d'espérer qu'il en sera de 
même durant tout l'hiver. 



104 LE SEMEUR 



RUSSIE 

Nous manquons de nouvelles — et personne ne sau- 
rait s'en étonner — sur ce qui a pu arriver à nos amis 
de la Fédération des Etudiants. Nous savons seule- 
ment que, durant l'année 1917, l'œuvre s'est poursuivie 
en dépit des circonstances les plus défavorables. 
A Pétrograd, six cercles d'études bibliques se sont 
réunis régulièrement. Les réunions du dimanche ont 
eu lieu presque chaque semaine et le Foyer est resté 
ouvert. A Odessa, une réunion publique organisée par 
l'Union des Etudiants a trouvé un auditoire de cinq à 
six cents personnes. Mais, depuis les premiers jours 
de 1918, c'est une nuit totale qui enveloppe ce monde 
en révolution. 

SUISSE 



A propos de la mort de Charles Grauss, nous avons 
reçu deux messages qui nous, sont allés au cœur. L'un 
nous est venu de l'Association chrétienne d'Etudiants 
de Genève et était signé de son président, Ai. Etienne 
Kruger. L'autre nous a été adressé au nom de l'Asso- 
ciation chrétienne suisse d'Etudiants par son secrétaire 
général, M. F. de Rougemont. Tous deux nous disent 
de la façpn la plus touchante en quelle estime et quelle 
affection était tenu celui que nous pleurons. Comme 
nous, nos amis de Suisse comptaient sur Grauss pour 
l'œuvre des grandes reconstructions nécessaires, et 
notre affliction est devenue la leur. Nous remercions 
ici ceux qui nous ont donné cette marque de fidèle atta- 
chement. La communion avec eux, dans la douleur 
comme dans l'espérance chrétienne, est pour nous une 
grande force. 



Le Gérant . A. COUESLANT 

CAHORS & ALENÇON, IMP. COUESLANT. — 20. 969 



lim des Groupes d'Etudiants Chrétiens Français 



Pour Renseignements complémentaires 
s'adresser à Mlle VIGUIER, 41, rue de Provence 



A gtn. Groupe de Lycéens. 

Atx. Groupe d'Etudiants, Groupe de Lycéens. 

Alais. Groupe de Lycéens. 

lieljort. Groupe de Lycéens. 

Besançon. Groupe d'Etudiants et Lycéens. Gruupe de Lycéennes. 

Bordeaux. Association d'Etudiants, Groupe de Lycéens, Association 
d'Etudiantes et de Lycéennes. 

Caen. Association des Etudiants. 

Epinal. Groupe de Lycéens. 

Grenoble. Association d'Etudiants, 

La Rochelle. Groupe de Lycéens. 

Lille. Groupe d'Etudiants, 

Limoges. Groupe de Lycéens. 

Lyon. Association d'Etudiants, Groupe de Lycéens, Groupe d'Etu- 
diantes et de Lycéennes. 

Mâcon. Groupe de Lycéens. 

Marseille. Association d'Etudiants, Groupe de Lycéens, Groupe de 
Lycéennes. 

Montauban. Association d'Etudiants, Groupe de Lycéens, Groupe de 
Lycéennes. 

Montpellier. Association d'Etudiants, Groupe de Lycéens, Groupe 
d'Etudiantes et de Lycéennes. 

Nancy. Groupe d'Etudiants, Groupe de Lycéens. 

Nantes : Groupe de Lycéens. 

Nîmes. Groupe de Lycéens, Groupe de Lycéennes. 

Paris. Association des Etudiants Protestants, Association des Etudiants 
en théologie, Société des Amis des Missions, Groupe des Etudiants 
de VU. G. J. G. de Paris, Association des Campeurs Parisiens, 
Association des Elèves de l'Ecole Alsacienne, Association des Elè- 
ves du Lycée Janson de Sailly, Association de Lycéens. Associa- 
tion des Etudiantes, Association de Lycéennes. 

Rennes. Groupe d'Etudiants. 

Rochefort. Groupe de Lycéens. 

Rouen. Groupe de Lycéens. 

Toulouse. Association d'Etudiants, Groupe de Lycéens, Groupe d'Etu- 
diantes. 

Valence. Groupe de Lycéens, Groupe de Lycéennes. 

Versailles. Groupe de Lycéens. 



BIBLIOTHÈQUE DE: ÉTUDIANTS CHRETIENS 

Questions religieuses. 

L'expérience religieuse. H. Boi 0,30 

L'expérience religieuse et !e Chi. !. Monnier 

L'e,Ypérience religieuse et la Bible. Mercier 

Le progrès dans la recherche et réalisation de 

l'idéal. H. Bois 0,30 

Quelques études sur la pensée de Jésus. i 'îraus3. 

Les Psaumes i re et j" séné. J. Kalienbach. - ,ue série.. t > .* 7 5 

La Prière d'intercession. H. Bois 

« Qui est ma mère et qui sont mes frères r » \V. onod. . . 
Le Problème du Mal, H. Bois 

Questions sociales. 

L'appel des foules. P. Bosc 

La crise du logement. Roger Merlin 

L'évolution sociale et la crise du caractère, E.-J Neel.. 

Questions scientifiques. 

La matière est-elle vivante } A. Hollàrd 

La matière radiante. M. Abelous, prof' à l'Université 

Toulouse <->,3<> 

L'origine de la vie et les sciences paléontologique9. Kilian. 0,30 

Questions diverses. 

L'idée de patrie. F. de Witt Guizot o,ya 

La société des nations. Th. Ruyssen 

Le Bilan de la séparation pour les Eglises protestantes. 

R. Allier ". 

L'idéalisme dans le droit nouveau. Donnedieu de VabrevS. 0,30 
L'appel de l'Eglise. Prol r Maury 0,50 

Questions missionnaires. 

Etudiants et Missions. E. Allegret 0,30 

La Fédération et les missions. D. C uve 0,30 

Le mouvement des Volontaires. Ch. Grauss t 0,30 

L'Œuvre de la Fédération. 

Conférence de Lyon ( 1907! 1.50 

Conférence de Montauban ( 1 50 pages) ; . . . . r » 

Conférence de Versailles (Constitution de !a Fédération 

française des Etudiants) 1898/99 0,50 

Toi, suis moi ! Bordeaux, 2,50. Franco 3 » 

Congrès de Montpellier (19.10) 2.73 

Congrès de Lille ( 191 1) 2 » 

La Fédération internationale des Et. chrétiens. K. Alliei . . . 0,30 

La Fédération française en 191 1. Ch. Grauss 0,30 

La Fédération française en 1911-1912. Ch. Grauss 

La Fédération française en 1912-1913. Ch. Grauss 0,30 

La Fédération française en 1913-191 |. Ch. Grauss o..|o 

Congrès de Constantinople. Edition française 1.25 

Les Volontaires du Christ. P. Maury 0,10 

Vers l'Unité chrétienne. Ch. Grauss 0,30 

Nos responsabilités. R. Allier 0,30 

Le programme des Volontaires (Lyon) 0.60 

Sous la tente (Illustrations de Schmied) 3 » 

Domino 1912 (Le camp de) 

Domino 191 3 (Le camp de) 

Périodiques. 

Le Semeur Directeur R. Allier. 1 an S » 

Notre Revue. Revue des Lycéens chrétiens. 1 an a ,5<3 

Il ne sera répondu qu'aux demandes accompagnées du montant des 

brochures dés;rées. 
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de o,So, pour les ay/*^' 6,20. Tarif double pour l'étranger. 

Adresser les commandes h Mlle L. Vi$uier.41, rue de Provence, Pari?